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bout ; j’abrége. Je ne relèverai de cette jolie pièce que ce vers, selon moi délicieux,

Les beaux yeux d’un berger de long sommeil touchez.

Comment mieux peindre d’une seule touche courante la beauté, la mollesse et la fleur amoureuse d’un Endymion couché ? Voilà un vers essentiellement poétique ; le tissu du style poétique se compose à chaque instant de traits pareils. Ce qui constitue le vraiment beau vers, c’est un mélange, un assemblage facile et comme sacré de sons et de mots qui peignent harmonieusement leur objet, une tempête, un ombrage flottant, la douceur du sommeil, le vent qui enfle la voile, un cri de nature. Homère en est plein, de ces vers tout d’une venue, et qui rendent directement la nature ; il les verse à flots, comme d’une source perpétuelle. En français, hélas ! qu’il y en a peu ! On les compte. Ronsard les introduisit ; André Chénier et les modernes avec honneur les ont ravivés. Hors de là, j’ose le dire, et dans l’intervalle, si l’on excepte La Fontaine et Molière, il y en a bien peu, comme je l’entends ; le bel-esprit et la prose reviennent partout.

Bertaut n’en a déjà plus de ces vers tout de poétique trame et de vraie peinture ; il n’a que bel-esprit ; raisonnement, déduction subtile : heureux quand il se rachète par du sentiment !

Tout cela dit, et ayant indiqué préférablement par d’autres ce qu’il ne possède pas lui-même, venons-en à ses beautés et mérites propres. Il a de la tendresse dans le bel-esprit. L’espèce de petit roman qu’il déroule en ses stances, élégies et chansons, ne parle pas aux yeux, il est vrai, et n’offre ni cadre, ni tableau qui se fixe ; mais on en garde dans l’oreille plus d’un écho mélodieux :

Devant que de te voir, j’aimois le changement,
Courant les mers d’Amour de rivage en rivage,
Désireux de me perdre, et cherchant seulement
Un roc qui me semblât digne de mon naufrage.

On en détacherait des vers assez fréquens qui serviraient de galantes devises :

Esclave de ces mains dont la beauté me prit…
Le sort n’a point d’empire à l’endroit de ma foi…
Si c’est péché qu’aimer, c’est malheur qu’être belle…
J’ai beaucoup de douleur, mais j’ai bien plus d’amour…
Ou si je suis forcé, je le suis comme Hélène,
Mon destin est suivi de mon consentement…