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inspirer un si profond mépris à ceux qui en sont les héros. Franklin devait rire lorsqu’il voyait toute la France admirer ses souliers sans boucles et ses culottes à boucles de cuivre, lorsqu’il la voyait tomber à genoux devant ce siècle d’or qui devait renaître à la voix de Jean-Jacques et d’Helvétius, lorsqu’il se voyait lui-même tragiquement transformé en Lycurgue et en Epaminondas, lui, bonhomme caustique, savant expérimentateur, plus malin que tous les marquis héritiers de la régence. Cet engouement s’adressait-il à l’honnête homme, à l’esprit délicat, à l’écrivain charmant, au savant éminent, au convive ingénieux ? Il savait bien que non. Toutes ces qualités appartenaient au même titre à Malesherbes, à Turgot, à Montesquieu surtout, dont le génie était bien autrement puissant que celui de Franklin. Des circonstances accessoires se groupaient heureusement pour captiver la France et la lui livrer : il le savait, en profitait, en riait un peu, et redoublait la fièvre française par l’ingénuité de sa modestie.

C’est que Franklin réunissait en lui tout ce qui pouvait charmer nos pères. Il était physicien, déiste, tolérant, railleur, il venait de loin, et il portait de gros souliers. Il représentait surtout l’analyse ; il ne croyait qu’à elle, ne se fiait qu’à elle, ne voyait qu’elle. D’après la croyance de la France moderne, l’analyse victorieuse devait tout remplacer et suppléer à tout. Franklin analysait et décomposait merveilleusement le feu, la foudre, l’eau, les sons, la lumière, les finances, et jusqu’à la vertu. C’était l’homme de l’atelier et du laboratoire. N’était-il pas sorti de la boutique ? N’y avait-il pas fait son éducation ? Et n’était-il pas aussi fin, aussi sagace, aussi gai, aussi brillant, aussi éloquent, aussi distingué que tous les Vergennes du monde ? Il réalisait les théories de son temps. Il parut gigantesque.

Il était surtout habile, et c’est ce dont on peut aisément se convaincre en lisant les dix volumes publiés par M. Jared Sparks, l’infatigable éditeur des documens américains. C’est une bibliothèque franklinienne qu’il a publiée ; pas un document ne lui a échappé ; il ne fait pas grâce au lecteur du plus petit papier.

C’est là qu’on voit apparaître le Franklin véritable, c’est-à-dire un ouvrier qui n’est pas ouvrier, un imprimeur qui n’est pas imprimeur, un homme naïf qui n’est pas naïf ; admirable écrivain, dont la malice fine et douce réunit les qualités d’Adisson et de Goldsmith ; diplomate populaire, habitué à travailler les hommes comme une matière à expériences physiques ; Anglais par la persévérance et le