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mort dépouillée de la pensée religieuse et l’absence de Dieu en face du grand abîme de l’éternité termineraient indignement une vie si convenable et si heureuse. Son dernier mot fut caractéristique : « Faites mon lit ; que je meure décemment. »


Parmi les hommes politiques que je vois, de siècle en siècle, donner l’impulsion aux choses de ce monde et diriger les rênes ardentes de la destinée sociale, quelle place occupe Franklin ?

Il annonce l’avénement de la classe laborieuse, la chute de la classe héroïque et guerrière, l’ascendant du vasselage, qui triomphe enfin des seigneurs, l’oblitération du sacerdoce dominateur ; il est par conséquent la dernière expression de la révolte protestante et le raffinement extrême du calvinisme mondain.

Sa philosophie n’est autre que le déisme de Locke. Puritain par essence et sans le savoir, Franklin efface le dogme, mais il efface aussi les passions ; c’est là son côté philosophique. Il conserve la morale rigide et la stricte probité, ne s’apercevant pas qu’en faisant presque entièrement disparaître de son code la grande idée de Dieu, source idéale de cette probité terrestre, il la prive de son aliment supérieur et éternel. Une des inventions mécaniques dues à son ingénieuse observation caractérise admirablement son génie et son système ; c’est un vase d’airain dans lequel on allume un brasier dont la flamme, au lieu de se diriger vers le ciel, retourne à la terre. Franklin aussi, dernier disciple de Locke, a replié vers la terre la flamme de l’ame humaine.

Quand on demandait à Franklin quelle était la qualité la plus utile à un homme d’état, il répondait : L’apparence et le renom de la probité. — Il se souvenait qu’en France tout avait été séduit et entraîné par son air philosophique, sa gravité, sa modestie et sa simplicité. Un passage de son journal, daté du 27 juillet 1784, donne toute sa théorie à ce sujet : « Démosthènes, à qui l’on demandait quelle était la principale qualité de l’orateur, répondait d’abord l’action, ensuite l’action, et encore l’action. Je dis que pour l’homme public, c’est l’apparence, l’apparence, et encore l’apparence. Lord Shelburne, un des hommes politiques les plus remarquables de cette époque, passe pour n’être pas sincère, ce qui paralyse totalement son influence. Jamais cependant il ne m’a donné preuve de ce défaut. Pour qu’un homme politique réussisse, il faut qu’on ait foi dans sa parole et dans sa capacité. Cette opinion une fois établie, tous les délais, tous les obstacles, toutes les difficultés, s’évanouiront. Quand même vous par-