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été beaucoup moins remarqué, au diplomate le plus habile, à celui qui a le mieux réussi du XVIIIe siècle tout entier. Si l’on demande à quoi est dû ce succès incontestable et singulier, nous répondrons avec Franklin lui-même : À l’apparence. Né sans passions, il a paru sage ; le plus fin des hommes, on l’a cru naïf.

En qualité d’homme politique, sa grande œuvre et son plus habile tour de force ont été d’intéresser la monarchie française à cette révolution républicaine qui devait porter un coup mortel aux monarchies.

La cour de Versailles, conduite par cette main habile et douce, s’est suicidée paisiblement et sans même s’en apercevoir. Franklin a eu beaucoup à faire en France, très peu en Amérique. Il a suivi le flot de ses concitoyens, occupé seulement du soin de les retenir et de les contenir ; entraîné par eux, il n’a pas eu grand mérite à réclamer, comme tous les Américains, l’indépendance américaine, devenue nécessaire. Mais le vieux trône de France lui présentait d’autres obstacles : il les a tous vaincus ; je le répète, c’est son chef-d’œuvre.

Ce parrain des sociétés futures laisse quelque chose à désirer sous le rapport de la grandeur. Les inspirations supérieures de l’abnégation et du dévouement lui manquent trop. Il sent un peu son origine ; il dissimule, il compte, il marchande, et il fait son profit. C’est un héroïsme douteux, on doit l’avouer, que celui qui vient si habilement réclamer de la cour de France les millions qui la tueront plus tard. Jeune, il a fait ses affaires par l’économie et l’adresse ; vieux et riche, il réclame avec instance de sa patrie les arrérages de son traitement. L’éclat et la folie de la vertu ne l’ont point signalé. Mais que d’ingénieuses expériences sur le monde et sur les sociétés ! Que de talens divers et charmans ! Quel style aimable. Le cours de sa vie entière atteste une des plus lucides et des plus subtiles entre les intelligences humaines. Représentant civil d’une masse industrieuse et honnête ; symbole opposant d’une masse opposante, il plut aux passions de la France, lui qui n’avait aucune de ces maladies qu’on appelle passions ; elle vit dans le vieux docteur l’ennemi de ce qu’elle voulait renverser. Séduite, elle lui céda tout, au risque de se blesser elle-même, et il consentit à la séduire, pourvu que l’Amérique anglaise, aidée par la France, échappât à sa métropole. Telle est la vérité, clairement écrite dans ces dix volumes, qui en valent quarante. Le reste nous semble un mirage de l’histoire.


Philarète Chasles.