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ANCIENS AUTEURS FRANÇAIS.

infidèle plus que l’estime qui s’attache au traducteur, la gloire qui couronne l’écrivain. Mais les infidèles ont besoin d’être tout-à-fait belles pour se faire pardonner leur infidélité, et la traduction d’Amyot ne l’est ni complètement ni toujours. Elle a dû une part de sa popularité à l’injustice qui méconnaissait les grandes qualités de la prose française du XVIe siècle. Amyot, un peu par hasard, un peu grace aux mérites de Plutarque, avait échappé presque seul à cette injustice[1]. Ce n’est pas toujours le meilleur soldat qui se sauve d’une déroute, et le meilleur matelot qu’épargne le naufrage. Quand le XVIe siècle aura repris définitivement sa place de grand aïeul au foyer de la muse nationale, dans la salle des ancêtres de notre littérature, Amyot, entouré de plusieurs contemporains bien supérieurs à lui, perdra cette gloire dont le monopole était un peu usurpé, et qu’une partialité que la comparaison n’éclairait pas assez lui accordait par exception ; mais il lui restera, dans le second rang des prosateurs du XVIe siècle, une place honorable.

Si enfin, séduit par l’imitation de ces parallèles artificiels dans lesquels se complaisait Plutarque, on se laissait aller à établir un parallèle de ce genre entre Plutarque et son traducteur, on trouverait entre eux des rapports réels, et aussi quelques-uns de ces rapports fortuits que ne repoussait pas le rhéteur de Chéronée.

Tous deux eurent une belle ame et aimèrent la vertu, tous deux aussi aimèrent l’antiquité. Plutarque était né dans un siècle où l’on en conservait le souvenir qui commençait à vieillir. Amyot vint à une époque où l’on était occupé à en retrouver et à en rassembler les débris. Chez l’un comme chez l’autre, il y a l’amour, le culte, la révérence du passé. Tous deux vécurent dans des temps fort tristes, et dont les calamités n’altérèrent pas la tranquillité de leur vie. Le premier ne souffrit pas plus des crimes de Domitien, que le second des fureurs de la Saint-Barthélemy. Tous deux passèrent un certain temps à Rome, l’un occupé à étudier la langue et la littérature latines, l’autre à y chercher un nouveau manuscrit de l’auteur grec de Théagène et Chariclée. Enfin tous deux appartinrent au sacerdoce ; car, si le Français fut évêque d’Auxerre, le Béotien fut prêtre d’Apollon ; et pour terminer ce parallèle par un contraste, ce qui est encore une imitation, Plutarque fut, dit-on, l’instituteur de Trajan, et Amyot fut le précepteur de Charles IX.


Jean-Jacques Ampère.
  1. Montaigne donne de grandes louanges à Amyot ; mais c’est surtout pour avoir choisi Plutarque, le livre de l’antiquité que goûtait le plus et que cite le plus souvent Montaigne.