Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 26.djvu/896

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
892
REVUE DES DEUX MONDES.

adroits, il gambade la nuit dans les prés avec les poulains, et, quand il parcourt la forêt, il est toujours accompagné d’au moins cinquante loups, lors même qu’il n’y en a pas un seul dans le pays. Lorsqu’on le surprend dans cet équipage, on s’assemble de tous les hameaux environnans pour faire une battue ; mais, quoi qu’on fasse, les loups deviennent invisibles, et le Malin se moque des chasseurs. C’est que les favoris de Georgeon ne se mêlent jamais de ces battues ; ils n’ont à discrétion des perdrix et des lièvres qu’à la condition de respecter les loups, et de les aider à se soustraire à la persécution. À quoi bon battre le bois et se donner tant de peine ? vous dira-t-on. Nous ne trouverons pas un seul loup aujourd’hui. C’est un tel qui les a serrés dans sa grange. Allez-y. Vous en trouverez là plus de cent à la crèche.

Ah ! combien de loups Mouny-Robin a ainsi hébergés et soustraits à nos recherches ! C’est grâce à lui, sans doute, que nous n’en avons jamais vu un seul à quatre lieues à la ronde, et, sous ce rapport, c’était un sorcier bien utile aux moutons du pays. Mais un sorcier est toujours réputé méchant et nuisible, et Mouny-Robin fut toujours vu de mauvais œil. C’était pourtant la plus douce et la plus obligeante créature du monde. Lorsque je l’ai connu, il était encore jeune ; c’était un homme assez grand, mince, et d’une apparence délicate, quoique d’une force rare. Je me souviens qu’un jour, voulant traverser son pré pour éviter de faire un long détour, je me trouvai empêché par un très large fossé, rempli d’eau et de vase. Tout à coup je le vis sortir de derrière un saule.

— Vous ne passerez pas là, mon enfant, me dit-il, c’est impossible. — Cela ne me paraissait pas impossible ; mais quand j’essayai de poser les pieds sur les pierres aiguës et glissantes qui, jetées çà et là dans le fossé, formaient une sorte de sentier, je trouvai la chose plus difficile que je ne l’avais pensé. J’étais avec un enfant plus jeune que moi, qui me dit : N’essayez pas de passer. Mouny ne veut pas ; c’est un endroit ensorcelé par lui, et, quoiqu’il n’y ait pas beaucoup d’eau, s’il le veut, nous allons nous y noyer.

Comme nous étions en plein jour, et que je n’ai jamais eu peur à cette heure-là, je me moquai de cet avertissement, et j’appelai Mouny. — Viens ici, lui dis-je, et si tu es un brave sorcier, fais-moi passer par le meilleur chemin, puisque tu le connais. — Il fut très satisfait de cette déférence. — Je savais bien, dit-il, d’un air triomphant, que vous ne passeriez pas là sans moi. — Et venant à moi, quoiqu’il fût très pâle et parût exténué par une fièvre qui le rongeait