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LES PROVINCES DU CAUCASE.

quer des renseignemens complets sur l’état de la Géorgie, qu’il se proposait de visiter, on reconnut que le prince d’Adian, gendre du baron Rosen, gouverneur-général du Caucase, n’employait les soldats du régiment qu’il commandait qu’à cultiver ses terres, et ruinait les paysans des districts où il était cantonné par des réquisitions forcées de toute nature. Le prince d’Adian fut cassé, l’empereur lui arracha en pleine revue, en présence du général en chef, le chiffre qu’il portait comme son aide-de-camp, et l’envoya attendre dans une forteresse le jugement qui devait le condamner à être dégradé et fait soldat. La conduite du prince d’Adian méritait, nul ne peut le nier, une répression sévère ; mais, d’après le témoignage d’officiers servant dans le Caucase, le prince d’Adian ne dut son châtiment qu’à une violente rivalité qui s’éleva entre le baron Rosen et le baron de Hahn, chef de la commission d’enquête, rivalité qui amena la dénonciation d’une conduite dont il y a trop d’exemples pour que le gouvernement ne soit pas obligé, le plus souvent, de fermer les yeux.

J’eus une discussion assez vive avec M. Choustoff, chef de la chancellerie du général Golavine qui soutenait que les soldats français manquaient de patriotisme et exaltait au plus haut degré le sentiment national des classes inférieures de la Russie. Je notai cet aveu de M. Choustoff : « Nos classes supérieures n’ont aucun sentiment de nationalité ; elles n’aspirent qu’à vivre à l’étranger, sans s’occuper du bien-être des serfs qu’elles possèdent. Nos soldats, au contraire, ont un véritable culte pour leurs chaumières ; mais, s’ils avaient plus d’instruction et de jugement, ils ne se soumettraient pas à la vie misérable qui leur est imposée, et voudraient s’y soustraire par la révolte. » Telle est l’opinion d’un homme qui se dit sincèrement dévoué à son pays. En Russie, les classes supérieures sont, selon lui, hostiles ou indifférentes ; les classes inférieures ne sont composées que de brutes qui se soumettent sans murmurer aux misères de leur sort, parce qu’elles n’ont ni l’intelligence du bien-être qu’elles pourraient obtenir, ni la réflexion qui leur ferait mesurer leur abaissement. On ne pouvait plus mal prouver qu’en émettant cette opinion le patriotisme des soldats russes. Nos soldats, en sacrifiant leur vie, agissent par un sentiment d’honneur ou d’ambition qui les pousse en avant ; les soldats russes obéissent par instinct au commandement qui leur est donné. Ils n’osent reculer, car derrière eux les officiers les forcent d’avancer. Relâchez les liens de la discipline russe, et l’armée aujourd’hui si docile n’existera plus ; ce ne sont pas des hommes que l’on conduit au feu, mais des machines qui s’avancent sans calcul