Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 27.djvu/620

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
616
REVUE DES DEUX MONDES.

écrasaient cette intelligence et qui détruisaient tout un bonheur, ne savaient pas que le talent lui-même ne possède sa vigueur que bronzé sous les épreuves du monde et que l’homme de lettres qui n’a pas vécu de la vie commune n’est qu’un pédant sans valeur.

Lord Dudley était fait pour une autre place dans la vie. Il la désira et ne put jamais la conquérir. Il suivit pas à pas son ami Canning et servit le mouvement singulier de liberté au dehors, de répression au dedans, qui caractérisait sa politique. Ses lettres, que l’on vient de publier, attestent les cruelles entraves dont la jeunesse de son esprit avait été surchargée et comme écrasée. C’est une phrase qui tremble de s’élancer, un style contraint dans son élégance, une grace formaliste, un défaut de verve et de naïveté qui oppressent le lecteur. Comme orateur, il devait produire peu d’effet et en produisit peu. Lord Byron, dont on n’a pas assez apprécié ni assez loué la prose, ébloui que l’on était par ses beaux vers, définit admirablement le talent de Ward ; « étudié, brillant, élégant, quelquefois piquant. » Qualités inutiles dans une assemblée publique, mais qui se déployèrent avec beaucoup d’éclat dans la Revue que nous avons citée, et qui, selon la coutume anglaise, lui a consacré, après sa mort, le plus gracieux des panégyriques.

Jamais ce cerveau comprimé et énervé dès l’enfance ne put recouvrer son énergie ; la distraction, la morosité, la rêverie, l’habitude d’une mélancolie sans cause et sans fin, plongèrent Dudley dans un état de langueur auquel tout l’art des médecins et l’emploi de sa fortune ne purent l’arracher. Telle avait été l’influence, ou plutôt la tyrannie de cette éducation, que cet homme de goût ne put jamais ni être ému par la musique, ni admirer un tableau. Il avait assez de sens pour confesser hautement son impuissance. « Ce que l’on appelle beaux-arts, dit-il dans une de ses lettres, est absolument invisible pour moi. Une statue ne me cause aucun plaisir ; une peinture ne m’en fait guère. Si j’essaie d’admirer, cette admiration tombe à faux, ce qui est décourageant pour tout admirateur. Je n’y comprends rien, et je suis tenté de croire que la plupart des hommes sont comme moi, mais qu’ils ne le disent pas tout haut. » Rien de plus tragique et de plus triste que les dernières lettres de cet homme aimable, sacrifié à de pédantesques théories et à de folles espérances de perfection. Rien ne lui faisait défaut, ni l’amitié, ni la fortune, ni le rang, ni le talent, ni même la renommée. Seulement il s’affaissait sur lui-même et se repliait comme ces feuilles d’arbre trop minces qui se roulent et se resserrent à l’ardeur du soleil ou au souffle de