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litaire et studieux, j’ai l’habitude de démêler dans les écrits d’un homme de lettres ses principes, et les principes sont la clé de tout. Or, j’ai lu l’élégante histoire de M. Gibbon, et cela me suffit. Je dis son élégante, et non pas son estimable histoire, et voici pourquoi. Jamais à mon avis, la philosophie n’a mieux rassemblé les lumières que l’érudition peut donner sur les temps anciens, et ne les a disposées dans un ordre plus heureux et plus facile. Mais, soit que M. Gibbon ait été séduit, ou qu’il ait voulu le paraître, par la grandeur de l’empire romain, par le nombre de ses légions, par la magnificence de ses chemins et de ses cités, il a tracé un tableau odieusement faux de la félicité de cet empire, qui écrasait le monde et ne le rendait pas heureux. Ce tableau même, il l’a pris dans Gravina, au livre de Imperio Romano. Gravina mérite indulgence, parce qu’il était excusé par une de ces grandes idées dont le génie surtout est si facilement la dupe. Comme Leibnitz, il était occupé du projet d’un empire universel, formé de la réunion de tous les peuples de l’Europe sous les mêmes lois et la même puissance, et il cherchait un exemple de cette monarchie universelle dans ce qu’avait été l’empire romain depuis Auguste. M. Gibbon peut nous dire qu’il a eu la même idée ; mais encore lui répondrai-je qu’il écrivait une histoire et ne faisait pas un système. D’ailleurs cela n’expliquerait point, et surtout cela n’excuserait pas l’esprit général de son ouvrage, où se montrent à chaque instant l’amour et l’estime des richesses, le goût des voluptés, l’ignorance des vraies passions de l’homme, l’incrédulité surtout pour les vertus républicaines. En parcourant l’histoire du Bas-Empire de M. Gibbon, j’aurais aisément deviné que, si l’auteur se montrait jamais dans les affaires publiques de la Grande-Bretagne, on le verrait prêtant sa plume aux ministres et combattant les droits des Américains à l’indépendance ; j’aurais aussi deviné la conversation d’aujourd’hui, l’éloge du luxe et de l’autorité compacte, comme dit monsieur. Aussi je n’ai jamais pu lire son livre sans m’étonner qu’il fût écrit en anglais. Chaque instant à peu près comme Marcel, j’étais tenté de m’adresser M. Gibbon, et de lui dire : Vous, un Anglais ! Non, vous ne l’êtes point. Cette admiration pour un empire de plus de deux cent millions d’hommes, où il n’y a pas un seul homme qui ait le droit de se dire libre, cette philosophie efféminée qui donne plus d’éloges au luxe et aux plaisirs qu’aux vertus, ce style toujours élégant et jamais énergique, annoncent tout au plus l’esclave d’un électeur d’Hanovre. Diriez-vous, mon ami, que des paroles si édulcorées aient paru