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quelque paysan qui revenait embrasser sa femme et ses enfans, ou même des messagers directs, portaient ses lettres au château. Gaston d’abord, par plaisanterie, leur avait donné la forme d’une gazette ; il s’y habitua par commodité. Toujours pressé, dans les marches, le pied à l’étrier, il marquait les jours par dates et signalait en peu de mots ce qui s’était passé. On attendait ces papiers avec impatience, la venue d’un messager mettait le château en émoi, et tout le monde l’annonçait par des cris. Mlle de La Charnaye lisait aussitôt les lettres ; les domestiques écoutaient à la porte ; le marquis laissait à peine à sa fille le temps de parcourir le papier, et, selon qu’il jugeait les mouvemens heureux ou mauvais, il frappait du pied et entrait en des agitations alarmantes ou des mouvemens de joie extraordinaires pour un homme de son âge et de son caractère : encore faisait-il souvent des efforts pour se modérer, et tout autre n’y eût rien vu ; mais Mlle de La Charnaye, accoutumée à l’étudier, devinait ses transports, et suivait ses mouvemens en silence, haussant les épaules d’un air de profonde et douloureuse compassion. L’effet d’une dépêche fâcheuse était si violent et si durable, et Mlle de La Charnaye l’avait éprouvé tant de fois, que l’arrivée de ces lettres lui causait des saisissemens insupportables. Souvent elle passait des phrases entières, ou elle en détournait le sens à la hâte ; mais souvent aussi, le marquis la pressant, elle se trouvait entraînée à lire des détails désastreux. Sa voix faiblissait, elle cherchait à dérober une ligne, un mot, sans pouvoir y réussir, et son père restait sous le coup de la fatale nouvelle jusqu’au courrier suivant.

Le château cependant était, depuis le départ de Mainvielle, dans une tranquillité que Mlle de La Charnaye n’eût osé espérer, et qui redoublait sa crainte de voir troubler le repos de son père. Ce fut alors qu’elle s’avisa de donner des ordres afin que les dépêches fussent désormais remises sans bruit entre ses mains. Elle les ouvrait seule d’abord, et jugeait ainsi ce qu’elle devait lire ou cacher à son père ; mais elle se reprochait cette supercherie, que tous ces apprêts lui donnaient le temps de peser, qui la faisait rougir.

Sur ces entrefaites arriva une singulière nouvelle : Mainvielle avait été pris et fusillé par les républicains, et voici comment. Il se proposait, comme il l’avait dit, d’aller retrouver son beau-frère à Saumur. Il s’était mis en route à Bressuire sur un cheval de louage, portant sur lui les économies qu’il avait faites au service de M. de La Charnaye. On lui avait conseillé de se déguiser en marchand de bestiaux ; mais il n’en avait voulu rien faire, se vantant de n’avoir rien à crain-