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la foule se soit émue. Ils avaient prêché dans le désert : Vox clamantis in deserto ! Les uns ont eu des visions rembrunies comme l’Apocalypse, et ils ont pleuré sur nos ruines avec des gémissemens plus tristes que Jérémie, des malédictions plus sombres qu’Ézéchiel. Les autres, tout en maudissant le présent, nous ont prédit l’âge d’or dans un temps très rapproché, et tandis que les plus aventureux démolissaient sans pitié le passé pour assurer le progrès dans l’avenir, d’autres se repliaient dans ce passé, car c’était là seulement qu’ils espéraient trouver l’œuvre de salut. Au milieu de tant de contradictions, la vérité, et surtout le bon sens, sont souvent fort difficiles à démêler. À qui l’avenir doit-il donner raison ? Je l’ignore, et je crois même que ce vieux monde, où il y a toujours eu tant de vices et de misères, pourrait bien mourir quelque jour dans l’impénitence finale. Mais, tout en désespérant de la perfectibilité absolue, je respecte les esprits sincères qui travaillent à se corriger et se dévouent à une idée qui a le progrès pour but. M. Lacordaire est au premier rang de ces esprits sincères. Prêtre catholique, il est resté fidèle à l’orthodoxie ; il n’a jamais rien eu à démêler avec le pape, et tout en marchant, ainsi qu’il le dit lui-même, vers le pôle de l’avenir, il est resté immobile dans la foi des vieux âges. Toutefois je crains qu’il ne se soit fait par là une situation souvent fausse, et qu’il ne se trouve souvent placé entre une exagération et un anachronisme. Je le crains surtout pour cette Vie de saint Dominique.

On se rappelle le mémoire que M. Lacordaire a publié il y a deux ans pour le rétablissement de l’ordre des frères prêcheurs, mémoire dont il a été rendu compte dans cette Revue. Il annonçait alors l’intention de quitter la France, de chercher la solitude dans un couvent romain, et de se préparer là, sous la bure, et les reins serrés de la ceinture du pénitent, accinctis lumbis, à des missions qui, dans sa pensée, doivent probablement faire luire à travers nos ténèbres quelques rayons de la grace. Ce projet a reçu son exécution. M. Lacordaire habite aujourd’hui le couvent de Sainte-Sabine, au mont Aventin, et là il se prépare au combat. En attendant, comme il s’agit de replanter sur le sol français cet ordre des frères prêcheurs qui a eu la gloire de donner des martyrs à l’église et le tort de fournir des juges aux tribunaux de l’inquisition, l’auteur de la Vie de saint Dominique, afin de lever les préventions, a voulu justifier l’apôtre espagnol des reproches que des écrivains peu orthodoxes ont souvent adressés à sa mémoire, à propos de l’inquisition. L’histoire des origines de ce redoutable tribunal est assez obscure, et il serait difficile de déterminer d’une manière précise quel personnage de l’église en a conçu la première idée. Mais, en supposant que saint Dominique y soit tout-à-fait étranger, qu’il n’ait jamais prononcé un arrêt de mort, il me semble néanmoins qu’on pourra toujours avec raison l’accuser d’une certaine complicité. L’apôtre était chargé de convaincre les hérétiques, c’est-à-dire d’essayer par la persuasion et les argumens théologiques de les ramener à la foi, et, quand les hérétiques ne se laissaient pas convaincre, il les livrait au bras séculier. Dieu sait avec quelle charité le bras séculier traitait les hérétiques endurcis ! Dans ce drame sanglant des Albigeois, tous ceux qui s’étaient