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nel dont il voulait usurper l’auréole. Deviendra-t-il tel que les dieux ? Voilà toute la question. Est-ce la maladie des encyclopédistes ? N’est-ce pas plutôt l’orgueil du premier homme sous l’arbre de la science du bien et du mal ?

Voulez-vous, en effet, mesurer les degrés différens de cette échelle du doute ? avancez encore de quelques pas. Vous êtes descendus de cercle en cercle dans la nuit orageuse de Faust. Croyez-vous que nulle part il n’y ait par delà cet abîme un abîme plus profond ? Descendez encore. Sous cet enfer, il y a l’enfer de Méphistophélès. Là est vraiment la borne du néant. Il n’est permis à personne d’entrer plus avant dans la demeure du vide. La logique, la dialectique occidentale, ont tout détruit jusqu’à la place de l’espérance. Arrêtez-vous et saluez le dieu des éternelles ténèbres. Le scepticisme de l’Orient et celui de l’Occident sont aux prises dans le double blasphème de Faust et de Méphistophélès. Chez l’un se mêlent encore à l’impiété l’enthousiasme, l’ardeur de l’ame, l’hymne né de l’aurore, je ne sais quel éclair de désir qui, par intervalle, s’allume dans le chaos. Chez l’autre, tout est subtilité bysantine, ironie, nuit sans chaleur et sans orage, dégoût incurable, poison, sophisme, ennui d’une société vieillie. Deux génies, deux philosophies, deux mondes s’entrechoquent dans ce dialogue maudit. L’Europe a heurté l’Asie. L’air a retenti encore une fois du choc d’Ormuzd et d’Ahriman.

C’est, en effet, dans le principe même de la philosophie, dans l’habitude générale de la pensée, que semblent surtout revivre aujourd’hui l’esprit et la tradition de l’Orient. Comparez à cet égard les systèmes actuels de métaphysique allemande avec ceux de l’Inde : vous trouverez entre eux de telles ressemblances, que ce sera souvent un effort de découvrir en quoi ils diffèrent. Ces analogies, ces traits de ressemblance peuvent tous se résumer sous le nom de panthéisme, qui lui-même résume tout le génie de l’Asie. Ne croyez pas expliquer le renouvellement de ce système seulement par un concours fortuit de circonstances, ni par le génie particulier des institutions civiles. En même temps que l’Asie pénètre dans la poésie, dans la politique de l’Occident, elle s’insinue aussi dans ses doctrines ; la métaphysique scelle à son tour l’alliance des deux mondes. Voilà la grande affaire qui se passe aujourd’hui dans la philosophie. Le panthéisme de l’Orient, transformé par l’Allemagne, correspond à la renaissance orientale, de même que l’idéalisme de Platon, corrigé par Descartes, a couronné, au XVIIe siècle, la renaissance grecque et latine.


Edgar Quinet.