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LE DOCTEUR HERBEAU.

par des émotions douces et patriarcales. Avant de rentrer au château, il s’arrêta dans la prairie où ses chevaux et ses poulains pâturaient en liberté. Ils étaient tous là, ses amours, errant ou mollement étendus sur l’herbe, au soleil, à l’ombre des chênes. À cet aspect, son cœur soulagé se gonfla de satisfaction et son regard rayonna d’orgueil. Il resta long-temps au milieu d’eux, comme un pacha dans son harem, allant de l’un à l’autre, de celui-ci à celui-là, les flattant de la main, leur parlant, les baisant au front, les examinant des pieds à la tête avec une sollicitude amoureuse. À sa voix bien connue, les poulains familiers accouraient en bondissant, puis s’échappaient brusquement en gambades charmantes, tandis que, sur son passage, les chevaux, couchés sur le gazon, allongeaient le col et tournaient vers lui leurs grands yeux caressans. Ils avaient tous un nom de son choix. Or, la chose est assez curieuse pour valoir la peine d’être contée. Croirait-on que ce diable d’homme, comme s’il eût voulu fondre en une seule les deux passions qui partageaient sa vie, l’hippomanie et le libéralisme, avait choisi à chacun de ses élèves un parrain parmi les membres de l’opposition ? En un mot, pour baptiser ses chevaux, il s’était servi du tableau de la chambre des députés en guise de calendrier. Chaque animal était nommé suivant son mérite. Aux plus fringans, aux plus ardens, aux plus vigoureux, aux plus aimés enfin, appartenaient les noms les plus formidables de l’extrême gauche. Ceux qui venaient ensuite, d’un sang moins généreux, d’une race moins pure, représentaient les consciences douteuses et les flottantes opinions. Enfin, comme il se trouvait dans le nombre quelques anciens serviteurs, fourbus ou couronnés, dont on tolérait la vieillesse, ceux-là portaient les noms les plus vénérables de l’extrême droite. Grâce à cette ingénieuse invention, M. Riquemont en était arrivé à identifier les filleuls et les parrains, de telle sorte qu’aux jours de visite, en parcourant les rangs de ses élèves, il les apostrophait tous par un nom célèbre, distribuant à chacun l’éloge, l’encouragement ou le blâme, selon que le parrain s’était montré plus ou moins féroce aux dernières séances de la chambre.

— Bien, mon garçon ! disait-il à l’un. — Bravo, mon fils ! criait-il à l’autre. Vous avez bien mérité du pays ! — Toi, mon vieux, tu fléchis, tu baisses ! — Toi, là-bas, mon petit, tu me fais l’effet de vouloir tourner casaque ! Allons ! mes enfans, courage ! l’horizon politique se rembrunit. La mère-patrie vous tend les bras, et demande que vous brisiez ses fers. — Et vous, vieillards, ajoutait-il en s’adressant aux membres décrépits de la droite, vil troupeau de tyrans et