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Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 28.djvu/74

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REVUE DES DEUX MONDES.

« Le cavalier subissait par jour trois métamorphoses : cape et résille le matin, habit militaire à midi, et habit galant le soir, pour assister au combat de taureaux. Afin de jouir d’une si douce récréation, les plus graves personnes se coiffaient d’une montera de Malaga et se mêlaient au petit peuple. Là leur divertissement était de siffler ou de crier : Qu’on amène les chiens ! Les théâtres, qui portaient encore et à juste titre le nom de basses-cours ou corrales, n’étaient ni moins bruyans ni plus moraux.

« La gravité espagnole réservait son silence, son décorum et sa dignité pour les tertulias ou soirées. En effet, rien n’était plus grave et plus pathétique que ce qu’on appelait un refresco ou collation. Les dames, placées sur une estrade, formaient un front de bataille redoutable, qui ne donnait pas d’autre signe de sensibilité et de vie que le mouvement régulier et monotone des éventails. La fortification parallèle à celle dont je viens de parler se composait des señores ou messieurs, colloqués tous par ordre de dignité, de rang et de mérite. Vous eussiez dit une réunion d’hommes assemblés non pour se divertir, mais pour prêter l’oreille à la redoutable sentence dans la vallée de Josaphat. Point de musique, point de bal, point de conversation agréable ou intéressante ; seulement les joueurs de cartes, placés au milieu de l’appartement, avaient le droit de crier et de se dire de grosses injures, ou de marquer à coups de poing donnés sur la table le nombre de leurs triomphes. Parmi ces derniers, il y en avait qui ne cédaient jamais leur poste, et dont la vie entière n’avait été qu’un reversis de cinquante ans. Cette grande affaire terminée, chaque famille se retirait chez elle, et l’on passait autant de temps à se défaire de ces vêtemens compliqués que l’on en avait mis à s’en parer. Pendant que la tête de la dame se désarmait et jetait bas une énorme coiffe et une perruque gigantesque, le front de l’époux se dégageait de son côté d’une batterie de frisures qui l’entouraient de leurs mèches cotonneuses. Combien de ces dessertes nocturnes n’ai-je pas vu s’opérer lorsque j’étais enfant ! Hélas ! sous mes yeux affligés autant que surpris, la forme et le volume des auteurs de mon existence diminuaient et finissaient par s’anéantir au point de me rendre méconnaissables leur physionomie et leur stature.

« La dernière des occupations journalières et ostensibles de nos pères était de remonter leurs montres, et ce n’était pas un petit exercice, tout gentilhomme espagnol ayant deux montres, et pour chaque montre deux boîtes. Tout était double dans ce temps heureux : deux montres, deux mouchoirs, deux tabatières.