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Ce Larra était un jeune homme admirablement doué, qui a terminé sa vie de sa propre main. Bien plus intéressant que ce Chatterton, auquel les Anglais ont élevé un autel après son suicide, la situation de sa patrie et celle de l’Europe s’offraient à Larra sous un aspect si désespérant et si incomplet, qu’après avoir signalé sa verve et son talent par plusieurs fragmens empreints d’une mélancolie amère dont il ne dissimulait pas la cause, il chercha un refuge dans la mort et se tua.

Je ne connais rien de plus déchirant que ces fragmens satiriques dont M. Ochoa vient de recueillir avec un soin pieux les plus brillans et les plus remarquables. Le cadavre de l’Espagne politique se présente partout à Larra et l’épouvante ; il compare sa mélancolie à toutes les mélancolies possibles, dont il fait une description originale et amusante, et il prétend que la sienne est plus sombre encore : — « Un homme, dit-il, qui croyait à l’amitié et qui finit par en voir le dedans, un novice qui s’est amouraché d’une femme, un héritier en expectative dont l’oncle meurt aux Indes ab intestat, un possesseur de bons des cortès, une veuve qui a une pension inscrite sur le trésor espagnol, un député nommé aux avant-dernières élections, un militaire qui a perdu une jambe pour l’Estatuto, et qui est resté veuf d’une jambe et de l’Estatuto, un seigneur qui s’est fait libéral pour devenir grand d’Espagne et qui est resté libéral tout simplement ; un général constitutionnel qui poursuit Gomez et qui ne le rencontre pas plus qu’on ne trouve la félicité dans ce monde ; un rédacteur de journal mis en prison en vertu de la liberté de la presse ; un ministre espagnol et un roi constitutionnel, tous personnages profondément lugubres, — sont des êtres gais si on les compare à moi-même pendant ce triste jour des Morts. »

Figaro-Larra (c’est le nom qu’il se donne) entre au cimetière, dont les tombes lui présentent l’image de toutes les destructions et de toutes les ruines que l’Espagne renferme dans son sein sous le nom de société. Pauvre Yorick espagnol, vous avez raison ! Tout ce qui paraît avoir vie dans ces sociétés détruites n’est que fantôme, cendre et vaine apparence. Aussi Figaro-Larra ne voit-il que des épitaphes où le vulgaire voit des actes de naissance : Ci gît le trône, né sous Isabelle-la-Catholique, et mort à la Granja d’un vent coulis. — Ci gît la moitié de l’Espagne assassinée par l’autre moitié. — Ci gît l’inquisition morte de vieillesse. — La Bourse. Ci gît le crédit espagnol. Enfin, le malheureux Larra déchiffre ces mots : Ci gît l’espérance. Ce furent sans doute les dernières paroles qu’il traça.