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DE LA LITTÉRATURE DES OUVRIERS.

Jusque-là tout était bien, et la muse du cordonnier ne s’égarait pas ; mais cette facilité à rimer la chansonnette dégénéra en une ambition à laquelle des livres de science et de haute poésie qu’on lui prêta trop facilement, apportèrent un aliment funeste. Ces lectures, auxquelles l’artisan n’était en aucune façon préparé, lui ôtèrent toute sa gaieté ; il fit encore des vers, mais des vers mélancoliques où l’on retrouve d’incohérentes réminiscences de son instruction de la veille, et des symptômes de désordre dans l’esprit. En effet, sa raison ne tarda pas à faiblir ; tant de sentimens nouveaux, d’idées profondes l’avaient, non pas agrandie, mais accablée, et la tristesse de l’ouvrier est devenue folie. Aujourd’hui il ne travaille plus ; quand on lui présente ses outils, il les rejette, disant que maintenant l’ouvrage ne presse plus. Cependant sa mère et sa sœur manquent de pain, et l’on s’occupe en ce moment de réclamer pour elles quelques secours auprès de l’administration. Voilà pour le sort des individus.

Maintenant la dignité du peuple gagne-t-elle beaucoup à toutes ces prétentions littéraires ? Quand le plus démocrate de tous nos philosophes, Jean-Jacques Rousseau, veut nous montrer dans Émile le type de l’homme libre, du plébéien, il écarte de lui tous les oripeaux de la vanité littéraire ou mondaine, et lui apprend un art mécanique ; il n’en fait pas un académicien, mais un ouvrier. « Je veux absolument qu’Émile apprenne un métier, dit Jean-Jacques, je veux qu’il ne soit ni musicien, ni comédien, ni faiseur de livres… » Vous l’entendez, vous tous qui entreprenez de broder sur la veste de l’artisan la palme académique. Mais continuons. « J’aime mieux qu’il soit cordonnier que poète. » Cette fois la leçon est directe, et profitera, nous l’espérons, à ceux qui associent un cordonnier aux premiers poètes de notre temps. Dans Rousseau, c’est une idée fondamentale et persévérante, et non pas une boutade. « La sphère des connaissances d’Émile ne s’étend pas plus loin que ce qui est profitable. Sa route est étroite et bien marquée ; n’étant point tenté d’en sortir, il reste confondu avec ceux qui la suivent ; il ne veut ni s’égarer, ni briller. Émile est un homme de bon sens, et ne veut pas être autre chose ; on aura beau vouloir l’injurier par ce titre, il s’en tiendra toujours honoré. » Le bon sens, l’horreur d’un faux éclat, une persévérance modeste et digne dans une carrière utile et obscure, voilà à quels signes Rousseau reconnaît l’homme vraiment libre ; et, pour mieux réussir à enraciner dans l’ame de son élève ces sentimens et ces principes, il lui montre « les égouts de la littérature dans les réser-