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Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 29.djvu/14

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REVUE DES DEUX MONDES.

pouvait juger ces mœurs et cette nature d’après nos règles, et que notre réalité n’est pas la leur.

L’indigène de l’Hindoustan ne croit pas aux esprits invisibles ; il converse avec eux, les voit, les entend et les aime ; souvent les sentinelles cipayes, postées sur les remparts d’une forteresse mahratte, portent les armes au fantôme d’un officier mort qu’ils ont aimé et qui revient toutes les nuits ; ce salut militaire leur fait plaisir et ne leur cause aucune terreur. Un des écrivains que j’ai nommés rapporte qu’un petit enfant de quatre ans, fils de parens chrétiens, étant mort dans la maison paternelle, avait été enseveli au pied de la colline dont cette habitation anglaise occupait la sommité. Les domestiques hindous, qui s’étaient fort attachés à ce petit enfant, imaginèrent que toutes les nuits l’ame du défunt venait leur demander un frugal repas, du pain et du beurre. Aussi, à minuit, régulièrement et pendant des mois entiers, toute la maison désertait, cinquante domestiques s’en allaient en masse visiter le tombeau de l’enfant, et laissaient le maître de la maison seul, exposé aux attaques nocturnes des hyènes, des ours et des chakals, habitans des forêts voisines. Dans les ruines des temples, dans les fûts des colonnes, dans les caveaux des sépulcres, des milliers de prêtres, de fakirs, de mendians et de gens heureux, se tiennent éternellement silencieux et tapis, persuadés que leur vie est la plus admirable du monde, et qu’ils sont les compagnons des morts. La grandeur des aspects correspond à la singularité des conceptions ; le gigantesque est partout, et l’extraordinaire disparaît. « Dans les rues de Lucknow, dit le capitaine Tod, vous voyez fréquemment quinze éléphans s’avancer de front, lutter de grace, de majesté, de vitesse, soutenir avec énergie les droits de leur maître et ne jamais souffrir que leur camarade les dépasse. Qu’on imagine le spectacle offert par ce bataillon de quinze colosses marchant de front, en ligne serrée, couverts de leurs caparaçons pourpres, bordés d’une frange d’or de trois pieds, et portant sur leurs vastes épaules des trônes d’argent (haôdhas). Le sentier vient-il à se rétrécir, personne ne veut reculer ; les mahouts (conducteurs des éléphans) encouragent leurs bêtes de la voix et du geste ; les quinze géans s’élancent à la fois, se pressent, se poussent, et culbutent toitures, vérandas et devantures de boutiques. » La patrie originelle des Mille et une Nuits s’ouvre donc à vous ; les détails de ces splendides légendes, les mœurs qu’elles décrivent, les meubles et les ustensiles dont se servent leurs acteurs, vous assaillent de toutes parts. « Vous reconnaissez dans les cours des maisons, dit le major Moor, ces cruches