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REVUE DES DEUX MONDES.

E cen-milo-milès enquèro y passaran
Sonaran è tindinaran
.

Le plus grand chagrin qui frappe l’homme ici-bas,
C’est quand notre mère, vieille, faible, défaite,
Se pelotonne toute et s’alite,
Condamnée par le médecin.
À son triste chevet que jamais on ne quitte,
L’œil sur son œil et la main sur sa main,
Nous pouvons bien, pour un jour, ranimer un peu sa vie ;
Mais, hélas ! aujourd’hui elle vit pour s’éteindre demain.
Il n’en est pas ainsi, monsieur, de cette ensorceleuse,
De cette langue musicale,
Notre seconde mère ; de savans francimans
La condamnent à mort depuis trois cents ans ;
Elle vit encore cependant ; cependant ses mots bourdonnent ;
Chez elle, les saisons passent, sonnent, tintent,
Et cent mille mille ans encore passeront,
Et sonneront et tinteront.

Je ne m’arrêterai pas à faire remarquer les expressions heureuses et toutes patoises qui fourmillent dans ces vers : s’arremoza, s’affaisser ; rebiscoula, ranimer ; s’escanti, s’éteindre ; ensourcillayro, enchanteresse ; brounzina, bourdonner ; tindina, tinter ; le poète a fait exprès, en prenant la défense de sa langue, d’accumuler dès le début les locutions les plus originales, les plus caractéristiques, celles qui peuvent porter le plus frappant témoignage de la vitalité du patois. Malheureusement, ce sont là des beautés locales qui ne peuvent guère être comprises que par ceux qui ont l’habitude de l’idiome et le sentiment de son génie particulier. Je crains bien aussi de n’être pas très intelligible quand j’appellerai l’attention du lecteur sur l’harmonie si expressive des quatre derniers vers. Là se trouvent réunies avec un soin coquet toutes les consonnances propres au patois ; le poète s’amuse à les faire tinter, tindina, aux oreilles des blasphémateurs, comme ces clochettes magiques dont la voix argentine et moqueuse révèle l’invisible présence des fées, et dont elles lutinent avec malice ceux qu’elles veulent punir de ne pas croire en elles :

Chès elo, las sazous passon, sonon, tindinon ;
E cen-milo-milès enquèro y passaran.
Sonaran et tindinaran
[1].

  1. Prononcez : passarann, sonarann, tinndinarann.