Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 29.djvu/442

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
438
REVUE DES DEUX MONDES.

dans cette situation double, était devenu plus comique que tous les personnages de ses pièces. Il faut voir, dans l’ouvrage un peu diffus publié par M. Peake[1], avec quelle facile et superficielle impudence ce joyeux et insouciant fonctionnaire se faisait le même jour puritain pour gagner son argent de censeur, et cynique pour gagner son argent de poète. Il effaçait le mot ange sous prétexte que les anges sont consacrés par la Bible, et que l’on ne doit pas permettre à un amant de théâtre de nommer ainsi sa maîtresse. Il ne voulait pas que l’on s’écriât sur la scène : Oh ciel ! ce qui, disait-il, constituait une grave impiété ; d’ailleurs insolent, hardi, flatteur, ne manquant ni d’à-propos ni d’aplomb : grandes qualités dans la vie, et qui lui tinrent lieu de toutes les vertus auxquelles il ne prétendait pas.

En 1811, il était enfermé pour dettes dans la prison du Banc du roi (King’s bench), lorsque le duc d’York, qu’il amusait souvent de ses bouffonneries, vint l’y chercher, et le conduisit chez le prince régent lui-même où le couvert du bouffon se trouvait mis. Il comprit à l’instant sa situation, son rôle, ce qu’on attendait de lui, et joua le plaisant. « Ah ! ça, s’écria-t-il au dessert et très haut, quel est, je vous prie, ce gros bel homme que je vois là-bas, au milieu de la table ? — Taisez-vous, George, vous allez dire des sottises. — Je suis venu ici pour m’amuser, reprit-il encore plus haut, et, s’il vous plaît, je ne me tairai pas. C’est un très bel homme que ce monsieur, avec ses épaules magnifiques et sa physionomie de bon enfant. Qui est-ce donc ? — Silence, vous savez bien que c’est le prince. — Ah ! c’est là votre aîné. Il a l’air plus jeune que vous de vingt ans, sur mon honneur. Je l’ai entendu chanter supérieurement autrefois, je m’en souviens comme si j’y étais. Puisque je suis ici pour un jour, et que mon école buissonnière ne doit pas durer, s’il est aussi bon compagnon que par le passé, il devrait bien me chanter une chanson, pour faire plaisir à un vieux camarade. » Le prince se mit à rire et chanta. « Magnifique ! s’écria Colman. Quelle voix ! quelle verve ! quel aplomb ! Les meilleurs bouffes ne le valent pas. Je veux l’engager au théâtre du Haymarket ! » La conversation, mise en si bon train par la vive insolence et l’à-propos de Colman, continua sur le même ton, et fournit au directeur de théâtre l’occasion d’une saillie très heureuse : « N’êtes-vous pas plus vieux que moi, Colman ? lui dit le prince — Non, altesse, je ne me serais pas permis de venir au monde avant vous ! »

  1. Memoirs of the Colman Family, by. R. B. Peake, 2 vol.