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LA REPRISE DU CID.

venus. Elle a joué Chimène, comme elle avait joué Pauline, avec une intelligence et une entente admirable de la complication des sentimens contraires qui rendent ces deux rôles, chrétiens et modernes, beaucoup plus intéressans et plus difficiles à jouer qu’aucun de ceux que nos poètes ont empruntés au répertoire antique.

Une autre difficulté, non moins grave pour les acteurs, résulte du mélange, dans le Cid, des deux tons, tragique et comique. Le public et les critiques, y compris l’Académie et Voltaire, ont trop oublié que Corneille, en écrivant cette pièce, a prétendu faire et a fait, non une tragédie, mais une tragi-comédie. Aussi la terreur, l’un des élémens indispensables à toute tragédie proprement dite, n’a-t-elle pas de place dans le Cid. L’auteur ne s’est proposé qu’une chose, répandre le plus d’intérêt et de pitié qu’il est possible sur Rodrigue et sur Chimène, mais un intérêt et une pitié mêlés de certaines nuances piquantes et familières qui n’excluent pas le sourire. Une jeune fiancée voit son père succomber dans un duel, sous l’épée du cavalier qu’elle aime et qu’elle allait épouser. Pleurant son père mort, sans cesser d’aimer le meurtrier, elle se voit obligée de solliciter du prince une vengeance à laquelle elle ne survivra pas, si elle l’obtient. Voilà la tragédie. Mais bientôt, par d’heureuses circonstances, cette union si tragiquement rompue semble pouvoir se renouer. Ici la comédie commence. Par quels degrés Chimène, qui poursuit la tête de son amant, pourra-t-elle être amenée à consentir décemment à lui accorder sa main ? Ce sont ici des intérêts, et souvent des moyens, qui sortent des conditions tragiques. Du troisième acte au dernier, l’honneur et le devoir de Chimène, ou pour parler comme elle, sa gloire, l’obligent à dire presque toujours le contraire de sa pensée. En vain s’arme-t-elle de tous les subterfuges, de tous les faux-fuyans, de toutes les ruses qu’une fière et spirituelle Espagnole peut, en cas pareil, appeler à son aide ; mise en défaut par le concert bienveillant de tous ceux qui l’entourent et par la fortune de Rodrigue, elle laisse, à tous momens, échapper quelque chose de son secret. Enfin, le voile tant de fois soulevé tombe et montre aux yeux de tous sa tendresse ; elle est réduite à confesser tout haut son amour :

Sire, il n’est plus besoin de vous dissimuler
Ce que tous mes efforts ne vous ont pu céler.
J’aimais, vous l’avez su…