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LA PHILOSOPHIE DANS SES RAPPORTS AVEC LA SOCIÉTÉ.

ne soit pas tout à la fois défendue par ces quatre choses, la religion, la tradition, l’habitude, l’intérêt. La religion peut être vraie, la tradition raisonnable, l’habitude utile, l’intérêt légitime ; mais, quoi qu’il en soit, quand un de ces principes conservateurs est attaqué, il l’est à coup sûr par le raisonnement. Les croyances ou les convictions qui se groupent à l’entour sont discutées. Ce juge qui finit par juger tous les juges, cet inquisiteur qui, tôt ou tard, cite devant lui toutes les inquisitions, cette puissance qui, à la longue, détrône toutes les puissances, l’opinion, demande aux doctrines long-temps incontestées compte de leur existence et de leur empire, et tente de substituer aux principes convenus un principe raisonné. À la place de ce qui n’est pour elle qu’un fait, elle prétend édifier quelque chose de rationnel, car il n’y a que la raison qui puisse prétendre à suppléer le temps.

Cela se passe sous nos yeux. L’esprit de révolution, à tort ou à droit, dès long-temps a touché la religion ; le principe de la liberté des cultes et les idées philosophiques auxquelles il se rattache, sont assurément de grandes nouveautés, et chaque jour elles tendent, en s’écrivant dans les lois, en s’incorporant aux institutions, à changer la société chrétienne. Quant aux traditions qui partout règlent le pouvoir, la législation, la hiérarchie, les mœurs même, et une partie de la vie civile, elles sont hardiment remises à l’épreuve et rejetées au creuset ardent de l’examen. C’est ce que proclament à haute voix, ici de populaires espérances, là d’augustes terreurs. Quand le principe traditionnel, soit religieux, soit politique, du gouvernement ou de la société, est ébranlé, quand la foi se trouble, sera-ce l’intérêt seul qui protégera ce qui existe, qui recréera ce qui doit rester, et suffira-t-il pour donner force et durée à des institutions privées par leur date de la consécration du temps ?

Non sans doute, et vainement quelques écoles ont-elles essayé de rattacher tout, la morale même, à l’intérêt. Ce n’est pas là le nom que les peuples écrivent sur leurs étendards, lorsqu’ils marchent à la conquête de l’avenir. Les débats politiques sont ceux où l’utilité joue le plus grand rôle, car l’utilité publique est souvent une chose sacrée, et pourtant je n’ai pas ouï parler d’une nation qui eût gravé au frontispice de sa constitution la déclaration des intérêts de l’homme. De toutes parts on parle de droits, ce sont des droits qu’on réclame, et, pour les établir, c’est l’éternelle raison qu’on invoque.

Qui peut, en effet, tenir lieu de l’autorité religieuse, remplacer la tradition, devancer les mœurs ? qui peut consacrer les intérêts éta-