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Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 29.djvu/762

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l’ordonnance des médecins, qui veulent qu’on suive deux saisons, deux cures, comme ils disent, par une expression qui m’a paru quelque peu gasconne. Pierre-le-Grand a laissé des souvenirs à Carlsbad. L’homme qui a eu la puissance de pétrir entre ses mains une nombreuse population et de mettre au monde le plus gigantesque des états modernes, ne pouvait paraître quelque part sans y marquer sa trace. Il montra ici ce corps de fer et ce caractère de bronze qui firent de lui tour à tour le soldat du capitaine Lefort, le charpentier de Saardam, le dominateur de l’aristocratie moscovite, le vainqueur de Charles XII, l’exterminateur des strélitz, le jaloux et sévère époux de Catherine, le bourreau de son propre fils, et enfin le créateur d’un colossal empire.

Un jour il s’avisa de grimper sur le Hirschen Sprung (Saut du Cerf). C’est un rocher escarpé du haut duquel une tradition rapporte que se précipita un cerf, pour indiquer à Charles IV la célèbre source du Sprudel, jusqu’alors inconnue, dit cette légende menteuse[1]. Un autre l’eût gravi à pied, et en ce temps où l’on ne trouvait pas autour de Carlsbad tous ces petits sentiers tracés par la politesse des bourgeois de la ville, ou par des baigneurs reconnaissans, même à pied c’était difficile. Pour augmenter la difficulté, il jugea bon d’escalader le rocher sur un cheval de paysan, sans selle, harnaché pour la charrue. Curieux de voir travailler les maçons bohêmes, peut-être pour donner une leçon aux siens, il monta, un autre jour, sur un échafaudage dressé pour recrépir une maison qui existe encore, à l’enseigne du Paon. Un des maçons, dans son enchantement de se sentir près d’un aussi grand souverain, s’étant pris à rire de bonheur, le czar lui jeta au visage une truelle de mortier. La cour de Vienne lui ayant envoyé une provision de vin du Rhin, il ne voulut pas l’accepter, parce qu’on ne l’avait pas qualifié d’empereur ; mais il en agréa des états de Bohême pour le donner à la compagnie des arquebusiers. Il fut décidé que le cadeau du czar serait le prix d’un tir à la cible. Le czar voulut être de la partie. Le marqueur, à la vue du coup de sa majesté, qui fut le meilleur de tous, se mit à sauter de joie. Ne se souvenant pas de la danse de David devant l’arche, le czar se tint pour offensé, et, aussitôt franchissant la barrière avec la rapidité de l’éclair, il coucha en joue le malheureux, et il allait le

  1. Suivant une autre tradition moins mythologique, Charles IV chassant un cerf, un des chiens de la meute tomba dans la source, dont la température est très élevée (75 degrés centigrades) et poussa des cris qui attirèrent l’attention des gens de l’empereur, et firent reconnaître le Sprudel.