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vement, de passion, de simplicité populaire d’une part, de l’autre plus d’indépendance et de liberté. Nos trois jeunes Souabes, destinés par la vocation et le talent au culte de la poésie lyrique, rivalisaient donc de leur mieux en toute sorte de lieds et de romances dont plusieurs restent encore comme les plus charmans modèles qu’on cite. Dès cette période se laisse entrevoir la différence qui sépare Uhland de Kerner, et qui devait plus tard décider de leurs tendances opposées. En général, Uhland passe pour avoir plus de raison, de plasticité, Kerner de sentiment et de fantaisie. Sans nous en tenir à cette formule, un peu vague et indéfinie, nous dirions volontiers, et d’une façon plus caractéristique peut-être, que l’un cherche davantage l’accident humain et s’y complaît, tandis que l’autre le dépasse. Les sensations que font naître dans le cœur de l’homme le printemps, le voyage, et les mœurs poétiques du pâtre, du chevalier, du barde, tels sont les sujets que Uhland affectionne et qu’il excelle à rendre sous les couleurs même de la vie. Kerner procède tout autrement ; il ne lui suffit pas de passer de l’activité humaine dans la nature, de la plaine dans la montagne et la forêt ; il va de l’exil terrestre à la patrie supérieure, il oublie l’existence pour la mort. Dans l’empire romantique, où tous les deux s’agitent, et qu’ils se partagent, Uhland aura le côté classique, si je puis m’exprimer ainsi, Kerner le côté plus spécialement romantique. La muse d’Uhland, bien qu’elle s’égare parfois dans l’infini, n’en a pas moins pour habitude, et cela dans ses meilleures manifestations, de savoir se contenir dans le fini et d’y trouver son infini. La muse de Kerner, au contraire, quelque effort qu’elle fasse dans certains lieds et certaines ballades pour trouver son entier apaisement dans les limites de la sphère terrestre, ne se montre avec son caractère original et sa véritable physionomie que lorsqu’il lui arrive de dépouiller l’humanité qui l’enveloppe et de s’abîmer au sein de l’océan de l’être, dans les vapeurs insaisissables de la Sehnsucht allemande.

Ses études une fois terminées, Kerner se mit à visiter une partie de l’Allemagne, et les lettres qu’il écrivit pendant ce voyage à ses amis devinrent plus tard le texte d’un livre excellent, source de poésie éternellement fraîche et pure, de saine et délicieuse poésie, l’une des œuvres qui caractérisent peut-être le mieux ce charmant génie ; je veux parler des Reiseschatten, publiées vers 1811. Pour l’indépendance de la forme, la variété du mouvement, le mélange rapide, bigarré, du sentimental avec le fantastique et le comique, on pourrait comparer ce livre aux plus capricieuses imaginations