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les antres druidiques eussent semblé les bosquets d’un parc, dans un de ces affreux chaos de branches brisées par les bêtes sauvages, de troncs déracinés par les ans, d’arbres fabuleux et d’herbes vénéneuses qu’éclaire le ciel du Nouveau-Monde ; dans ce labyrinthe où le pied d’un Caraïbe eut peut-être trébuché, voilà un homme qui s’avance avec des bas de soie, un vieux feutre à plume et une rapière au côté. Ce personnage s’appelle le chevalier de Croustillac. Il est né sur les bords de la Garonne, dans un château qui n’est jamais sorti bien nettement des brouillards du fleuve. C’est le véritable aventurier tel que chacun se le représente, un de ces derniers desservans de la chevalerie errante qui ont eu à s’escrimer, non pas contre les moulins à vent, comme don Quichotte, mais contre le grand bras immobile qu’allonge le gibet. Du reste celui-là porte sous son pourpoint un cœur qui bondit à la moindre insulte ; il possède plus affaiblie, plus fanée, plus souillée que son justaucorps, et cependant toujours vivante, cette tradition de bravoure courtoise et de susceptibilité délicate sur certaines choses de l’honneur qui fait qu’on aime de passion le héros de Cervantes, et qu’on est toujours prêt à prendre au sérieux ses folies. Le chevalier de Croustillac va au-devant d’une aventure que lui aurait enviée l’Amadis des Espagnes. Il a entendu dire que dans une maison isolée, appelée le Morne-au-Diable, il y avait une femme que sa conduite des plus équivoques envers trois époux successivement disparus, avait fait surnommer la Barbe-Bleue. Il a juré d’être le quatrième mari de cette terrible veuve, et malgré la crainte que son nom seul répand dans tout le pays, malgré tout ce qu’on raconte des abords effrayans de sa demeure, il est décidé à accomplir son serment. La Barbe-Bleue est entourée de tous les mystères et de toutes les terreurs qui puissent environner une existence humaine. Le bruit public donne pour consolateurs à son veuvage un forban, un boucanier et un Caraïbe ; le chevalier de Croustillac la disputera au boucanier, au Caraïbe et au forban. Le voyage de Croustillac est fécond en périlleuses rencontres ; aucune ne le détourne de son but. Une nuit, couché entre les branches d’un acajou, il est assailli par des chats-tigres qui avaient flairé en lui une proie vivante. Le Gascon livre à ces ennemis un combat dont il sort vainqueur. Il finit par s’échapper de la forêt sans avoir éprouvé d’autres accidens que quelques déchirures à son pourpoint, et, toujours protégé par la fortune, il s’introduit dans le château du Morne-au-Diable. Peu s’en est fallu que M. Eugène Sue ne retrouvât, pour nous décrire le Morne-au-Diable, la fougueuse chaleur de coloris que présentent quelques-unes des peintures de la Coucaratcha. Jadis il excellait à rendre la verdure luisante du gazon, l’attrayante perspective des grandes allées, le jour mystérieux et les ombrages solitaires des parcs. Il avait à sa disposition, comme Clément Boulanger ou Roqueplan, une certaine lumière fantastique et dorée qui se jouait admirablement dans les paysages que son caprice évoquait. Je me souviens, comme si je l’avais vu en rêve, d’un beau jardin espagnol rempli d’accords de mandoline et de chants d’oiseaux, où il avait répandu à profusion les rayons de