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seoir sur les rives du fleuve et se désaltérer à ses eaux abondantes. Elle avait devant elle des rivières, des montagnes, des déserts et des peuples à demi barbares qui lui servaient de barrière. On croit qu’elle va respirer, planter sa tente sous les roseaux gigantesques de l’Indus ; mais voici qu’un jour elle se lève, renverse elle-même cette barrière tant cherchée, et se précipite à travers les neiges jusqu’au centre de l’Asie. Qui donc l’a forcée de se relever et de reprendre sa course ? Qui l’a arrachée à son repos ? Qui ? sinon son éternelle et implacable ennemie, sinon la puissance rivale qui s’avance lentement et silencieusement de l’autre côté du continent !

Il serait puéril de croire et de dire que l’Angleterre et la Russie se rencontreront bientôt sur le plateau de l’Asie. Il est vraisemblable qu’il ne sera pas donné à notre génération d’assister à ce spectacle. L’Angleterre ne craint rien pour l’Inde ; c’est son bien, c’est sa part au soleil, à laquelle nul ne touchera de long-temps. Mais l’Inde elle-même, malgré son étendue et sa population, n’offre pas un débouché assez considérable aux productions de la métropole ; ce n’est qu’une entaille ouverte par l’Occident dans les flancs du vieux monde pour y verser le sang de l’industrie moderne.

La Grande-Bretagne porte ses regards plus haut et plus loin, jusqu’au plateau central de l’Asie. C’est là qu’elle voit, non pas du territoire, mais des marchés à conquérir ; non pas des sujets, mais des consommateurs à soumettre. Ce sont ces contrées, non encore nées à l’industrie, qu’elle veut inonder, par la grande artère de l’Indus, des flots de son éternel et intarissable calicot. Mais c’est là aussi qu’elle se trouve face à face avec la Russie, qu’elle la rencontre sur tous les marchés, la découvre sous toutes les intrigues. Sur ce terrain, la Russie est la plus forte, car elle a pour elle la géographie. Elle se sent chez elle, elle agit avec le silence et l’opiniâtreté des gouvernemens absolus, elle travaille ce monde assoupi, le retourne contre l’Angleterre, et lance sur l’empire de l’Inde ces populations intermédiaires qui semblent chercher et attendre encore un maître.

Il y a en Angleterre beaucoup d’hommes politiques qui voudraient que cette grande querelle de leur nation avec la Russie fût vidée immédiatement sur la Baltique ou sur la mer Noire. Qu’ils lisent ce remarquable jugement que l’historien russe Karamsin portait sur la politique de son pays : « L’objet et le caractère de la politique étrangère de la Russie, dit-il, a universellement été de chercher à être en paix avec tout le monde, et de faire des conquêtes sans guerre, se tenant toujours sur la défensive, ne plaçant aucune confiance dans