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Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/1031

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LES ANGLAIS DANS LE CABOUL.

veulent pas nous servir, alors tu chercheras d’autres amis ; mais ceux-là sont plus près de nous, et ont la renommée de garder leur parole. La Perse n’est rien en comparaison… Si tu ne suis pas mon avis, tu pourras t’en mordre les pouces (bite your finger)… Je ne sais que répondre à Burnes. Ô mon frère ! si tu agis sans mon avis, que dira le monde ? Nous avons un ennemi ! »

Burnes cherchait aussi à retenir les chefs du Candahar : « Il n’est pas possible, leur écrivait-il, de tenir deux melons dans une seule main ; l’unanimité dans les familles est la source de la force, comme la désunion celle de la faiblesse. »

Mais ce qui tourmentait les frères du Dost, c’est qu’ils craignaient que le chef de Caboul ne s’arrangeât avec les Anglais à leurs dépens, et qu’il ne cherchât à réunir sous sa seule autorité tout ce qui restait de l’ancien royaume des Afghans. Ils continuèrent donc leurs négociations avec la Perse, et bientôt la Russie apparut d’une manière plus directe sur la scène, en envoyant de Saint-Pétersbourg à Caboul le mystérieux capitaine Vicovich. Nous laisserons Burnes raconter l’arrivée de l’agent russe. On aime à voir l’intelligent Anglais rendre loyalement justice aux qualités de son antagoniste :

« L’arrivée de l’envoyé russe, dit-il, produisit une sensation considérable à Caboul. Presque en entrant dans la ville, le lieutenant Vicovich me fit une visite, et le lendemain, qui était jour de Noël, je le priai à dîner. C’était un homme agréable et gentlemanly, d’une trentaine d’années, parlant français, turc et persan, avec beaucoup d’aisance ; il était en uniforme d’officier de cosaques, ce qui était nouveau à Caboul. Il avait été trois fois à Bokhara ; nous avions donc de quoi causer, sans toucher à la politique. Je le trouvai intelligent et très bien informé sur l’Asie septentrionale. Il me dit très franchement que ce n’était pas la coutume de la Russie de publier les résultats de ses recherches dans les pays étrangers comme faisaient la France et l’Angleterre. Je ne revis jamais depuis M. Vicovich, quoiqu’il nous arrivât souvent d’échanger des assurances de « haute considération. » Je regrettai beaucoup de ne pouvoir obéir à mes penchans d’amitié personnelle envers lui ; mais le service public exigeait la plus grande circonspection, de crainte que les positions relatives de nos deux pays ne fussent mal comprises dans cette partie de l’Asie. »

Cette esquisse si honnête et si exempte d’envie que Burnes traçait de son rival, inspire un intérêt plus vif encore quand on se rappelle que ce lieutenant Vicovich, agent dévoué d’une politique impitoyable, se fit quelque temps après sauter la cervelle, après avoir