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aux cils de toutes les jeunes paupières ; le seul reproche à lui adresser, c’est que ces larmes, au lieu d’être salutaires, sont stériles et quelquefois dangereuses. Chatterton a le grand tort d’entretenir et d’exalter ce malheureux orgueil de dix-huit ans qu’on voudrait pouvoir conjurer au contraire, tout en le respectant comme une illusion, tout en l’admirant comme une vertu. Mais, si ce drame peut produire de funestes effets sur quelques-unes de ces ardentes cervelles toujours prêtes à faire pénétrer la balle du pistolet de Werther au milieu de leurs espérances déçues de gloire ou de tendresse, s’il peut envoyer, comme l’a fait le terrible roman de Goethe, des ames égarées l’accuser devant un autre tribunal que le nôtre, il a, pour combattre en sa faveur, les sentimens nobles et dignes qu’il ne cesse jamais d’exprimer ; et puis, c’est là une considération profane, et cependant la plus propre de toutes peut-être à nous toucher, si le breuvage qu’il renferme est dangereux, il l’offre dans la coupe de cristal la plus brillante, la plus pure qu’ait jamais tenue main de poète ou d’enchanteresse.

À côté du drame de Chatterton, j’en aperçois un qui reste encore à faire et que je n’esquisse qu’en tremblant, car d’autres que moi peuvent essayer de peindre le divin modèle que je crois entrevoir, et je ne voudrais pas qu’une ébauche grossière leur en eût gâté les traits. Je m’imagine un homme ayant vraiment reçu du ciel le magnifique présent dont M. de Vigny a doté son héros, un homme qui sent à chaque instant monter sur ses lèvres la parole de feu, et qui, par une fatalité de situation ou de nature, ne peut pas communiquer aux autres la foi légitime qu’il a lui-même dans la divinité de son esprit. Eh bien ! que fera cet apôtre inconnu de la sainte religion de l’art ? demandera-t-il à son cœur des hymnes de désespoir et de haine ? jettera-t-il des cimes solitaires de son orgueil un regard de dédain et de courroux sur l’humanité ? enfin, après quelques jours d’une existence passée dans l’amertume, ira-t-il sommer la mort de donner à sa grandeur outragée l’asile que lui demandent les douleurs hautaines et les désespoirs fastueux ? Non, il prendra un rôle plus digne et surtout meilleur. Au lieu d’être la source de ses souffrances, son génie sera au contraire celle de ses consolations. Sous le froid linceul que l’oubli aura jeté sur lui, son imagination cachera une Tempé éblouissante et fraîche, chère à son cœur, comme les lieux où l’on sent que nul regard n’a pénétré. Placez dans cette noble vie un amour ardent et pur comme celui que Chatterton rencontre dans Kitty Bell, une sûre et profonde amitié, comme celle qu’il trouve dans le quaker ; mettez-y aussi (car dans toute œuvre calquée sur la nature humaine on n’atteint point la vérité sans laisser au mal la part qu’il réclame), mettez-y des épreuves et des souffrances, mais des épreuves fermement acceptées, des souffrances domptées glorieusement, et vous aurez un drame à l’action émouvante et simple, au dénouement triomphant et pacifique. Avec la pensée dont je parlais tout à l’heure, je ne vois que deux drames possibles, le drame de M. de Vigny et celui-là. Il faut que le génie insulté et méconnu par les hommes leur