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que de noblesse. Sa terre était un arrière-fief, dont les droits et les honneurs féodaux se réduisaient à quelques redevances pour les bonnes fêtes et à la prérogative de forcer les manans à tirer leur chapeau quand ils passaient devant l’écusson sculpté au-dessus du portail de la grande cour. Ce domaine, assez vaste, était d’une stérilité passée en proverbe dans le pays ; on disait d’un champ qui ne produisait rien : Il est comme les terres de la Tuzelle. Cependant la famille de Tuzel s’était soutenue avec son mince revenu grace à une circonstance singulière : pendant quatre générations, il n’y avait eu dans cette maison que des fils uniques, et aucune parcelle, si minime qu’elle fût, n’avait été détournée de la succession en ligne droite. La maison qu’on appelait le château avait toujours été convenablement réparée, le colombier ne tombait pas en ruine, et même on avait fait quelques embellissemens à la chapelle. Les Tuzel avaient vécu de père en fils avec une religieuse économie pour subvenir à l’entretien de toutes ces constructions, qui sans doute dataient d’une époque plus prospère. Les femmes de la famille avaient aussi concouru à l’œuvre et travaillé pour orner leur manoir. La plupart des meubles qu’on y voyait étaient l’ouvrage de leurs mains. Ce fut un grand étonnement et une grande douleur pour le dernier des Tuzel lorsqu’après quelques années de mariage il se trouva père de deux filles. Dès-lors son parti fut pris ; il résolut de marier l’aînée, en lui substituant ses biens et son nom, et de mettre la cadette en religion chez les bénédictines d’Aix. Pourtant les deux sœurs restèrent à la Tuzelle et furent élevées ensemble. À la vérité, il n’y avait pas grande différence entre ce séjour et celui du couvent. Mme de Tuzel mourut jeune, et les deux sœurs demeurèrent seules sous la garde et tutelle de leur père, un bon gentilhomme campagnard qui chassait tout le jour, s’endormait aussitôt après souper, et dans l’esprit duquel ne s’élevait aucune inquiétude à l’aspect de ces deux charmantes filles qui rêvaient, s’ennuyaient et faisaient dans leur tête des romans dont elles ne lui disaient jamais un mot. Elles allaient rarement à la ville, et leur solitude n’était égayée que par les visites d’un vieux parent de leur mère, commandeur de Malte, lequel leur faisait de grands récits du beau monde, où il avait vécu jadis sans se mettre en peine d’observer rigoureusement les trois vœux de son ordre. Les années s’écoulaient, et M. de Tuzel n’expliquait pas encore ses volontés ; pourtant les deux sœurs s’attendaient d’un jour à l’autre à entendre parler de mariage et de couvent. L’aînée avait en perspective un mari choisi par son père et qu’il faudrait accepter, fût-il