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UNE JOURNÉE À LONDRES.

partant pour l’île de Crète, sombre livrée de deuil dont les affuble le triste climat de Londres.

La Tamise, ou plutôt le bras de mer dans lequel ses eaux se dégorgent, est d’une telle largeur, et ses rives sont si basses, que, placé au milieu du fleuve, on ne les aperçoit pas ; ce n’est qu’au bout de plusieurs milles qu’on les découvre, minces, plates, linéamens noirs entre le ciel gris et l’eau jaune. Plus le fleuve se resserre, plus la foule des vaisseaux devient compacte : les palettes des bateaux à vapeur qui remontent et descendent fouettent l’eau sans pitié et sans relâche ; les fumées qui sortent de leurs colonnes de tôle entrecroisent leurs noirs panaches et vont former au ciel, qui s’en passerait bien, de nouveaux bancs de nuages ; le soleil, s’il y avait un soleil à Londres, en serait obscurci. On entend de tous côtés râler et siffler les poumons d’airain des machines. De leurs narines de fer jaillissent des fusées de vapeur bouillante, comme les jets d’eau qui s’élancent par les évents des monstres de la mer. Rien n’est plus pénible à entendre que cette respiration asthmatique et stridente, que ces gémissemens de la matière aux abois et poussée à bout, qui semble se plaindre et demander grace comme un esclave épuisé qu’un maître inhumain surcharge de travail. — Je sais que les industriels se moqueront de moi, mais je ne suis pas loin de partager l’avis de l’empereur de la Chine, qui proscrit les bateaux à vapeur comme une invention obscène, immorale et barbare : je trouve qu’il est impie de tourmenter ainsi la matière du bon Dieu, et je pense que la mère nature se vengera un jour des mauvais traitemens que lui font subir ses enfans trop avides. Outre les steam-boats, les vaisseaux à voiles, bricks, goëlettes, frégates, depuis le massif trois-mâts jusqu’au simple bateau de pêcheur, jusqu’à la pirogue, où deux personnes peuvent à peine se tenir assises, se succèdent sans relâche et sans intervalle ; c’est une interminable procession navale, où toutes les nations du monde ont leurs représentans. Tout cela va, vient, descend, remonte, se croise, s’évite avec une confusion pleine d’ordre et forme le plus prodigieux spectacle qu’il soit donné à un œil humain de contempler, surtout lorsque l’on a le bonheur rare de le voir, comme moi, vivifié et doré par un rayon de soleil.

Sur les bords du fleuve déjà plus rapprochés, je commençais à distinguer des arbres, des maisons accroupies sur la rive, un pied dans l’eau et la main étendue pour saisir les marchandises au passage ; des chantiers de construction avec leurs immenses hangars et leurs carcasses de navires ébauchés, pareils à des squelettes de cachalots,