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Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/357

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L’ARCHIPEL DE CHAUSEY.

vrait, s’embellissait tous les jours devant moi. Avant d’aller plus loin cependant, je voulus me donner de nouveaux termes de comparaison en étudiant de la même manière les animaux inférieurs de grande taille qu’on rencontre au bord de la mer. L’Océan, que je ne connaissais pas encore, m’apparaissait avec ses côtes accidentées et leurs nombreuses peuplades zoologiques, avec ses marées qui viennent tour à tour cacher et nous dévoiler ses richesses. Je résolus de l’explorer. Parmi les divers points de nos plages occidentales, je n’avais que l’embarras du choix ; mais je me sentais attiré surtout vers une localité très propre à faciliter des recherches sur les êtres placés aux derniers rangs de l’échelle animale. C’était un groupe d’îlots placé au nord-ouest de la baie du mont Saint-Michel, et désigné sous le nom pompeux d’archipel de Chausey. Vers la mi-juin, j’emballai mes instrumens de dissection, quelques livres, de nombreux flacons et vases en cristal, mon excellent microscope d’Oberhauser, ma lampe de travail, mes petits filets de pêche, la carte des îles Chausey et celle de la baie du mont Saint-Michel, et je partis gaiement pour ma campagne scientifique.

J’ai entendu de bonnes gens gémir bien à l’avance en songeant qu’un jour viendrait où les chemins de fer remplaceraient les routes royales, où les lourdes messageries feraient place au rapide wagon. Elles regrettaient ces liaisons de diligence qu’amène presque forcément un contact immédiat, prolongé pendant trois ou quatre jours, et qu’arrêtera sans doute la vélocité magique des locomotives. Dussé-je passer à leurs yeux pour un être peu sociable, je ne puis partager ces regrets. Dans aucun de mes voyages, je n’ai trouvé la moindre compensation aux tortures de cette vie de polype qui vous rend solidaire des faits et gestes de vos co-locataires momentanés, alors que, casé dans cette boîte de quelques pieds cubes, les jambes entrelacées à celles du vis-à-vis, les côtes pressées par celles du voisin, la tête à demi perdue au milieu des chapeaux, des schalls, des paniers qui pendent à la voûte comme autant de stalactites, il vous reste tout juste l’espace nécessaire pour respirer. Je vous fais grace des détails de mon voyage. Rien de plus parfaitement insignifiant. Je traversai la Normandie sous un ciel froid et brumeux ; je m’arrêtai un seul jour à Caen, et repartis au plus tôt pour Granville.

C’est à Granville que j’ai fait connaissance avec l’Océan, c’est là que pour la première fois j’ai su ce qu’est une marée. Qu’il y a loin des pensées que l’on puise dans les livres aux impressions produites par l’observation directe ! Lorsque je vis disparaître peu à peu cette