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REVUE DES DEUX MONDES.

— Si j’en eusse douté, madame, l’aurais-je élevé ainsi, répliqua vivement l’abbé Girou.

— Vous avez aussi prévu, monsieur l’abbé, les privations matérielles que l’état religieux impose, reprit Mme Godefroi en jetant un regard autour d’elle ; Estève ne s’est sans doute jamais aperçu qu’il est né d’une famille riche.

— Jamais. Il fera vœu de pauvreté sans savoir ce que c’est que la richesse ; ainsi, loin de la regretter, il croira avoir trouvé dans son couvent tout le bien-être qu’elle donne. L’ordre a des revenus considérables, certaines recherches sont permises chez les bénédictins : en entrant dans la cellule où il doit passer sa vie, Estève s’apercevra qu’elle est mieux ornée et d’un aspect plus gai que cette chambre ; il ne lui viendra pas à l’esprit de la considérer comme une prison, et tout d’abord il s’y plaira. Ce nouveau séjour lui offrira d’ailleurs bien des distractions innocentes dont je le prive. Il sera sensible aux petites jouissances de la vie monastique, car ici il n’aura connu que le travail et les privations.

— Ainsi votre but a constamment été de rendre son existence dans le monde plus monotone, plus pénible, plus dure que celle qui l’attend dans le cloître ?

— Oui, madame ; telle est la triste tâche que je me suis imposée ; si je m’étais trompé, que Dieu me pardonne en faveur de ma bonne intention !

— Et pour rendre moins affreux le sacrifice de cet enfant, vous avez, vous-même sacrifié plusieurs années de votre vie ! s’écria Mme Godefroi, frappée de tant d’abnégation ; vous avez partagé cette existence bornée, cet esclavage de l’ame et du corps, vous qui savez qu’il y a hors d’ici le monde, la liberté ! Ah ! monsieur, c’est un sublime dévouement !

— Je n’ai fait que mon devoir de chrétien et de prêtre, dit humblement l’abbé Girou.

Cette réponse refoula momentanément les sympathies qui commençaient à gagner la vieille dame ; les mots de prêtre et de chrétien réveillaient toujours dans son esprit certaines rancunes et comme un instinct de controverse. Cependant elle garda le silence, et, saluant l’abbé d’un geste amical, elle descendit pour chercher Estève.

Le soleil disparaissait à l’horizon au sein des nuages enflammés ; des clartés plus douces inondaient les cieux et la terre. La végétation souffrante et dévorée par les feux du jour semblait reverdir et