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Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/387

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L’ARCHIPEL DE CHAUSEY.

demi dans un nuage de fumée s’échappant en tourbillons des feux allumés par les barilleurs. À gauche, je voyais se prolonger la chaîne des grandes îles : la Genetaie avec ses hautes pierres levées, la Houssaie avec ses houssetons, les Corbières et leur ceinture de roches à fleur d’eau, la Meule et l’Île aux Oiseaux, qui me rappelaient le Sacaviron et ses riches productions marines. Peu à peu, ces masses, d’abord distinctes, se confondirent. Le soleil baissait, et la brume du soir descendait sur Chausey comme un voile de gaze que ses derniers rayons coloraient d’une teinte rosée. Bientôt tout s’effaça : la terre et le ciel se confondirent à l’horizon, et Chausey disparut à mes regards peut-être pour toujours. À ce moment, j’éprouvai un sentiment profond de tristesse. Sur ces roches isolées, j’avais passé de bien douces heures, et savais-je ce que me gardait le monde où j’allais rentrer ?

Cependant le vent était tombé et la gabare ne gouvernait plus. Il fallut jeter l’ancre et attendre. Le lendemain, la Della avait repris sa course, et nous longions à demi-lieue de distance la côte de Cancale, dont les collines semées de bouquets d’arbres et de maisons de campagne s’empourpraient aux rayons du soleil levant. Peu après, nous doublions le Petit-Bé, écueil isolé toujours battu par les vagues, où doit reposer un jour un illustre écrivain qui s’est fait creuser une tombe au sommet de ce rocher, comme s’il n’avait pas assez de toutes les agitations d’une vie si bien remplie, comme s’il voulait, même après sa mort, se mêler aux tempêtes de ce monde. Nous étions devant Saint-Malo, dont les noires maisons de granit, échelonnées à cent pieds au-dessus des vagues, semblaient autant de vigies épiant au loin une voile anglaise et prêtes à pousser le cri d’abordage. Quelques instans après, la Della jetait l’ancre, et je me retrouvais en terre ferme, dans la patrie de Duguay-Trouin et de Robert Surkouff.


A. de Quatrefages.