Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/390

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
384
REVUE DES DEUX MONDES.

tout à coup et abandonné à lui-même pour la première fois de sa vie. Debout à l’une des fenêtres de la maison située en avant de l’abbaye et qu’on appelait le logement des hôtes, il suivit d’un regard plein de larmes le carrosse de Mme Godefroi ; puis, se tournant vers le frère convers qui l’attendait pour l’introduire dans l’intérieur du monastère, il lui dit avec une douceur mélancolique : — Mon frère, je suis prêt à vous suivre.

Le convers l’emmena à travers une vaste cour plantée de tilleuls, et au fond de laquelle on apercevait l’entrée du grand cloître. Un silence profond régnait dans cette enceinte riante et solitaire qui précédait les édifices claustraux. Le ciel était d’un bleu tranquille ; un doux soleil de septembre brillait sur les gazons reverdis par les premières pluies d’automne ; il y avait dans l’air comme une influence radieuse et sereine qui était en harmonie avec le calme de ce séjour. En pénétrant dans le grand cloître, Estève s’arrêta saisi d’étonnement et d’admiration : les profondes voûtes étaient soutenues par des arcs en ogive dont les rinceaux élégans étaient à demi cachés sous une multitude de guirlandes naturelles ; les rameaux délicats de la grenadine, les fleurs étoilées du jasmin brodaient toutes les pierres et égayaient les tons grisâtres de ces antiques murs. Le préau était arrangé en parterre, et les fleurs les plus rares s’épanouissaient entre des bordures de buis capricieusement taillées.

— Quel beau jardin ! s’écria Estève ; c’est comme un paradis terrestre.

— Ce sont nos pères qui l’ont arrangé ainsi, dit le convers ; ils viennent s’y promener après les offices ; malheureusement l’hiver séchera bientôt toutes ces belles fleurs ; leurs révérences n’auront plus que celles de l’orangerie. Mais allons, allons, mon cher frère ; vous oubliez que sa paternité vous attend.

Estève suivit son guide avec une émotion que chaque instant augmentait, mais dans laquelle il n’y avait aucune amertume, aucune crainte ; c’était plutôt un vague attendrissement, un respect religieux. Dans l’escalier, dans les galeries qu’il dut traverser pour arriver chez le prieur, il rencontra quelques moines, devant lesquels il s’inclina en tremblant, et qui lui rendirent amicalement son salut. Le frère convers s’arrêta enfin devant une porte, au fond de la galerie, qu’on appelait le grand dortoir, et frappa un léger coup contre le panneau ; puis, se rangeant pour laisser passer Estève, il lui dit à voix basse : — N’oubliez pas, mon frère, qu’en parlant à notre prieur, vous devez toujours l’appeler votre révérence ou votre paternité.