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LE DERNIER OBLAT.

Blanquefort ; l’abbé lui parla seulement une ou deux fois du comte Armand, qui depuis plusieurs mois voyageait à l’étranger.

Un matin le père-maître fit appeler Estève, et lui dit mystérieusement :

— Mon fils, quelqu’un vous fait demander ; allez bien vite au logis des hôtes.

— Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! qui donc vient me voir ? s’écria Estève tout tremblant.

— Allez, et vous le saurez, mon cher fils ; faites bien les honneurs de notre maison surtout, et offrez au nom de notre prieur l’hospitalité que peuvent donner de pauvres religieux tels que nous. Si c’est un de vos parens ou un de vos amis qui arrive, vous pouvez l’introduire dans le monastère et lui faire visiter les cloîtres, la bibliothèque, tout ce qui est digne ici de quelque curiosité. Si c’est une dame, elle ne peut entrer dans les bâtimens claustraux sous peine d’excommunication ; mais vous la prierez de visiter notre église, où il y a des tableaux qui méritent quelque attention. — Allez, allez promptement, mon cher fils.

Estève courut au logis des hôtes : c’était Mme Godefroi qui l’attendait. Selon sa promesse, elle venait le voir après l’année révolue. La bonne dame ne put retenir ses larmes en apercevant Estève vêtu de la coule blanche et de l’aumusse, ses beaux cheveux blonds à moitié rasés et formant autour de sa tête une couronne chatoyante et dorée. Elle lui tendit la main et dit avec un soupir :

— Eh bien ! mon enfant, comment avez-vous passé cette année ? Êtes-vous aussi heureux que votre mère l’avait espéré en vous envoyant ici ? Persévérez-vous dans votre vocation ?

— Dieu me fait cette grace, répondit Estève ; il a adouci pour moi les amertumes d’une séparation à laquelle mon ame ne s’était pas soumise sans révolte. En me séparant de tout ce que j’aimais dans le monde, auquel j’ai renoncé pour lui, il m’a donné une nouvelle famille.

— Vous avez trouvé ici des frères, des amis selon votre cœur ? dit Mme Godefroi avec une satisfaction mêlée d’incrédulité ; il y a donc dans ce couvent des hommes qui vous valent ?

— Tous me surpassent en sagesse, en piété, répondit humblement Estève.

— Et vos supérieurs, mon enfant, sont-ils justes et indulgens ? L’autorité du prieur ne vous a-t-elle jamais paru trop sévère, trop absolue ?