Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/423

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
417
LE DERNIER OBLAT.

tion et du néant, car je sens en moi une ame puissante et immortelle.

— Je vous avais prédit tout cela, mon cher fils, répondit le père-maître ; je savais que vous ne resteriez pas sous cette première impression de tristesse et d’effroi, parce que vous n’êtes pas accessible aux imbéciles terreurs de ces pauvres novices, qui croient voir des fantômes passer devant la fenêtre, et entendre des voix dans le cimetière.

— Mais moi, mon père, j’ai réellement entendu une voix cette nuit, une voix lamentable, dit Estève. — Et il raconta cette circonstance de sa course nocturne à travers le monastère.

— Mon cher fils, ceci n’a rien de surnaturel, pas plus que le fantôme qui se promenait, il y a deux ans, dans le cloître des novices, répondit le père Bruno. — Après un silence, il ajouta d’un ton plus bas : — Il y a ici de tristes créatures dont vous ignorez l’existence, et qui sont ensevelies pour le reste de leurs jours dans ce vieux bâtiment, qu’une cour toujours fermée sépare du troisième cloître.

— Quoi ! mon père, s’écria Estève, des religieux ?

— Non, répondit le père Bruno d’une voix encore plus basse, des prisonniers, des fous…

— Est-il possible, grand Dieu ! murmura le novice consterné.

— Hélas ! mon cher fils, reprit le vieux moine, dans nos maisons comme dans le monde, il y a des crimes. La justice ecclésiastique punit le coupable sans scandale et sans bruit, au lieu de le livrer à la justice séculière. Les novices et la plupart des religieux ignorent le sort de ces malheureux ; peu de personnes ici savent quels habitans renferme l’enceinte du troisième cloître. Gardez, mon fils, un silence absolu sur ce que je viens de vous dire. J’ai pu vous apprendre ceci sans pécher contre Dieu ni contre le prochain, mais non sans danger pour moi, car sa paternité pourrait considérer cette révélation comme une faute.

— Ah ! mon père, s’écria Estève, j’aimerais mieux mourir que d’attirer sur vous, par mon indiscrétion, le plus léger châtiment. Le même soir, Estève eut des livres choisis dans la bibliothèque ; c’étaient le Guide des pécheurs, le Chemin de la perfection chrétienne, et d’autres ouvrages mystiques que l’abbé Girou n’avait jamais mis entre ses mains.

Les jours suivans s’écoulèrent plus paisiblement. Estève s’était créé un ordre d’occupations qui semblait abréger le temps ; les lectures pieuses succédaient à la prière, et le soir, après les offices, il