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ESSAIS DE PHILOSOPHIE.

la liberté, et dans cette lutte est toute sa révolution ; mais il ne faut pas oublier que, si Descartes appelle tout au tribunal de sa raison, s’il refuse de porter le joug d’Aristote, il ne laisse pas de profiter de ses découvertes et de se les approprier, quand il le peut, après les avoir soumises à son libre examen. Descartes cachait son érudition, comme le lui reproche Leibnitz, mais elle n’était pas moins réelle[1]. Il aimait mieux étudier en lui-même que dans les livres ; mais, par sa première éducation, il était au courant de tous les systèmes. Dire qu’il a donné le fâcheux exemple de concentrer la philosophie dans l’étude des facultés intellectuelles, c’est oublier la marche qu’il suit dans la Méthode et dans les Méditations, ses deux principaux ouvrages. À peine a-t-il établi l’autorité de la conscience, que, sans analyser nos facultés diverses, dont il n’a donné que plus tard une théorie très faible dans le livre des Passions, il se met à démontrer l’existence de Dieu et celle de la matière. Descartes, qui ne séparait pas la physique générale de la métaphysique, loin de resserrer à l’excès le cercle de la philosophie, l’a peut-être agrandi témérairement. Il déterminait à priori les lois générales du mouvement ; au lieu de les tirer de l’expérience et du calcul, il les établissait sur la perfection de Dieu et l’essence de la matière. Il disait : Donnez-moi de la matière et du mouvement, et je construirai le monde. Quant à l’unité du principe de la science, il est vrai qu’il semble tout tirer de son célèbre enthymême, je pense, donc je suis. Mais au fond, que signifie la prémisse de cet enthymême ? Ne s’agit-il pas de la certitude de la pensée, considérée comme antérieure à la certitude de son objet ? Et le passage de la pensée à l’être, n’est-il pas nécessairement subordonné, dans toute philosophie bien faite, à l’étude de la pensée ? M. de Rémusat se trompe : ce n’est pas Descartes, ce n’est pas surtout l’école rationaliste, elle qui, dès le premier jour, produit Leibnitz, le père de l’éclectisme, ce n’est pas elle qui a introduit le mépris de l’histoire, absorbé toute la science dans la psychologie, ou même dans une partie de la psychologie, et fait sortir toute la philosophie d’un principe unique ; c’est l’école de Locke et de Condillac qui a fait cela, c’est la philosophie de la table rase. C’est elle qui a tout expliqué par les transformations de la sensation, anéanti, sous son règne, les études historiques, et finalement changé le nom de la science, qui s’est un jour appelée

  1. « Descartes, dit Leibnitz, était plus érudit qu’il ne le voulait paraître ; son style et sa doctrine en font foi. Il excelle à s’approprier les pensées d’autrui, et je regrette qu’il essaie de le cacher. »