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ESSAIS DE PHILOSOPHIE.

bizarre, hérissée de néologismes et de formules, sans apprêt, sans art, ne parlant qu’au jugement et à la plus froide raison ; au dedans, des déductions sévères, presque scholastiques, des analyses, des divisions, des distinctions, véritable algèbre de l’intelligence ; oui, mais une conviction si profonde, une hardiesse si tranquille, une originalité si neuve et si vraie, que l’esprit se laisse aller dans cette route, qu’il s’y enfonce à la suite du maître, croyant d’abord qu’il ne poursuit que des abstractions, et tout à coup s’apercevant que par derrière les vaisseaux ont été brûlés, et qu’il ne reste plus de chemin pour regagner la terre. Platon, dans sa République, enchaîne les hommes au fond d’une caverne où des ombres, qui descendent avec un rayon du jour, leur paraissent toute la réalité : le philosophe est celui qui rompt ses chaînes et s’élance hors de cette prison et de ces ténèbres pour s’emparer de la lumière et de la vie et voir face à face le soleil. Kant a aussi sa caverne où il nous enchaîne ; mais les liens qui nous y retiennent sont des liens que nul ne peut rompre : c’est la nécessité de la raison, preuve de sa puissance pour les rationalistes, et pour Kant de sa faiblesse. Ainsi garrottés et enfouis, que connaissons-nous au-delà de toutes ces ombres ? Que pouvons-nous affirmer ou soupçonner d’un autre monde ? Mon esprit sait qu’il conçoit des idées ; mais, s’il veut contrôler ses propres idées et passer par elles à leurs objets, il faut qu’il sorte de lui-même, qu’il change sa condition nécessaire, qu’il perde son identité et vive d’une double vie. Faire de la psychologie, c’est étudier le dedans de la caverne ; se jeter dans l’ontologie, c’est rompre la chaîne, briser les portes, et échapper à l’humanité. Il est vrai que, pour ressaisir au moins le monde moral dans ce naufrage, Kant distingue de la raison pure, incapable d’arriver à l’être, la raison pratique, qui possède la loi morale ; que de la loi morale il conclut la liberté sa condition, Dieu sa cause, et sa sanction l’immortalité. Vains efforts ! La raison ne se dédouble pas, et la loi morale ne résiste pas aux attaques de ce scepticisme, qui ruine l’existence de Dieu et celle du monde et réduit toutes choses en un éternel problème. Au milieu de ces débris, la dernière réalité qu’on croit saisir nous fuit comme le reste, et les murs de cette caverne pèsent sur nous de tout leur poids.

Ce grand système de Kant, si admiré et si peu connu, si faux dans son ensemble et si utile pour la connaissance de la vérité par les vues lumineuses dont il abonde, n’a jamais été exposé peut-être avec une clarté aussi parfaite que dans le livre de M. de Rémusat,