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Il arrive quelquefois que, par un même sentiment d’urbanité affable et prévenante, deux étrangers qui se rencontrent abandonnent chacun la langue qui lui est propre pour parler réciproquement celle qui lui est presque inconnue. Il en résulte beaucoup plus d’obscurité que s’ils avaient su l’un et l’autre se renfermer dans leur langage. C’est quelque chose de semblable à cet assaut plus louable qu’heureux de politesse qu’a présenté la dernière séance de l’Académie. M. Ballanche, l’homme de la retraite, le philosophe aux vues contemplatives, aux méditations solitaires, a voulu parler la langue de la littérature mondaine. M. de Barante qui était chargé de lui répondre, M. de Barante, l’homme des loisirs élégans et des cercles à la mode, l’aimable écrivain qui, pour obéir au goût de son temps, traita des questions sérieuses, mais ne sentit jamais le besoin de promener ses méditations sous d’autres ombrages que sous ceux de Coppet, l’ancien préfet de l’empire, l’ambassadeur à Saint-Pétersbourg s’est efforcé de parler la langue mystique du rêveur enthousiaste de Lyon. Le sentiment qui égarait M. Ballanche sur les routes, d’autant plus inconnues à ses pas qu’elles ont été plus souvent aplanies, de l’histoire contemporaine et de la critique théâtrale, poussait M. de Barante à se perdre dans les ténébreuses profondeurs de la théophilosophie. Il y a pourtant dans les deux discours des endroits où s’est montrée l’éloquence particulière à chaque orateur. Ainsi, M. Ballanche, en parlant du romantisme, s’est livré à des considérations sociales où l’on retrouve son talent dans ce qu’il a de plus élevé. En traitant la même matière, M. de Barante a montré son esprit dans ce qu’il a de plus clair, de plus aimable et de plus facile.

Au reste, ce qui consacrera le souvenir de la séance académique de jeudi dernier, c’est bien moins les discours qu’on y a récités, que l’hommage qu’on y a rendu à la plus grande renommée de notre temps. Quand le nom de M. de Chateaubriand a été prononcé, tous les regards se sont tournés vers le grand écrivain qu’un devoir d’amitié avait conduit aux lieux où on lui décernait un triomphe. On a applaudi long-temps. Depuis Voltaire, M. de Chateaubriand est le seul homme qui ait été revêtu par ses contemporains d’une véritable royauté littéraire. Quoique moins éclatante peut-être que celle de l’auteur des romans philosophiques, sa royauté à lui a quelque chose de plus touchant et de plus digne. C’est un roi, comme peut l’être un roi de nos jours, qui a des souffrances du Calvaire dans sa vie et de la grandeur du martyr dans sa majesté. Voltaire avait donné son sourire à son siècle, M. de Chateaubriand a marqué le sien du sceau de sa douleur. Il y avait pour nos pères un moment de l’existence où leurs ames s’éprenaient de la gaîté sceptique de Candide ; il y a eu pour nous tous un instant dans la vie où nos ames se sont empreintes des souffrances religieuses de René. Candide et René ! L’histoire des doutes et de l’ironie du XVIIIe siècle, l’histoire des terreurs et du malaise du notre, sont tout entières dans ces deux noms. Je crois qu’il aurait mieux valu pour l’âge qui nous a précédés, et pour celui qui s’achève à présent, que Candide n’eût point souri et que René n’eût point pleuré ; mais les deux hommes qui furent assez puissans pour rendre toute une