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REVUE. — CHRONIQUE.

fuite. L’aventureux émir s’embarqua sur un des vaisseaux de sir Sydney Smith, et se réfugia à Alexandrie chez Méhémet-Ali. Ce fut ainsi que ces deux hommes remarquables se connurent et commencèrent à lier leurs étonnantes fortunes. Méhémet-Ali, songeant sans doute à sa future domination, vit le parti qu’il pouvait tirer de l’appui du prince de la montagne ; il le fit repartir pour la Syrie avec une lettre menaçante pour Djezzar, où il donnait ordre au pacha de rendre à l’émir l’anneau de l’investiture. Le pacha se hâta d’obéir, et Beschir rentra en paisible possession de sa principauté. Quelques années après, il fit saisir ses cousins et leur fit crever les yeux et arracher la langue avec des tenailles. Cette sanglante exécution assura pour jamais son pouvoir. Cependant, quand il partagea la révolte d’Abdallah, pacha d’Acre, contre la Porte, il se trouva encore forcé d’émigrer chez son protecteur à Alexandrie. Le vice-roi obtint son pardon de la Porte, et le renvoya de nouveau dans la montagne en 1823. Quand, en 1832, Ibrahim conquit la Syrie, l’émir Beschir, qui lui avait donné des secours en secret pendant la guerre, se déclara ouvertement pour lui après la victoire. Le fils de Méhémet-Ali, qui comprenait la politique tortueuse de l’émir, chercha à le compromettre autant que possible vis-à-vis de la Porte, et affecta toujours de compter ouvertement sur son secours. Sous la domination égyptienne, l’émir Beschir eut un pouvoir beaucoup plus indépendant que sous les pachas turcs. Pourvu qu’il payât l’impôt, Ibrahim-Pacha le laissait dominer sans partage dans le Liban.

Telle était la position du prince de la montagne quand l’intervention européenne et le traité de juillet 1840 vinrent changer la face de la Syrie. L’émir avait alors près de quatre-vingts ans, mais il était encore robuste. M. de Lamartine, qui le visita en 1833, dit de lui : « C’était un beau vieillard, à l’œil vif et pénétrant, au teint frais et animé, à la barbe grise et ondoyante ; une robe blanche, serrée par une ceinture de cachemire, le couvrait tout entier, et le manche éclatant d’un long et large poignard sortait des plis de sa robe à la hauteur de la poitrine. »

Quand il eut perdu sa première femme, le vieil émir voulut se remarier. Fidèle à sa politique de neutralité, et pour ne pas exciter des rivalités dangereuses en prenant une femme dans le Liban, il envoya un émissaire au bazar d’esclaves, à Constantinople, pour lui acheter une femme. On lui amena une Circassienne de dix-sept ans, remarquablement belle, qu’il épousa après l’avoir fait baptiser pour faire plaisir aux chrétiens[1]. En fait de religion, le vieux prince était alternativement tout ce qu’il fallait être, musulman pour les musulmans, druse pour les druses, catholique pour les Maronites. Il avait trois fils : l’émir Hassem, l’émir Kalil et l’émir Emin. Ce dernier seul montrait de l’intelligence, et son père l’affectionnait particulièrement.

Les circonstances de la révolte du Liban contre les Égyptiens, en 1840,

  1. La Syrie sous Méhémet-Ali, par P. Perrier.