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Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/550

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REVUE DES DEUX MONDES.

imagination est désordonnée. Servet accouplait à son naturalisme les dogmes enseignés par l’Écriture et par l’Évangile ; il se faisait ainsi le précurseur malencontreux des écrivains qui expliquent aujourd’hui la trinité chrétienne par la physique et la chimie.

En travaillant à cette bizarre régénération du christianisme, Servet ne voulut pas attaquer moins vivement que les réformés la religion catholique. Il charge Rome et la papauté de toutes les abominations ; il leur reproche d’avoir corrompu le règne du Christ, d’avoir perverti sa lumière, et d’avoir fait de la Divinité elle-même une chimère à trois têtes ; Deum ipsum in tres chimœras convertere[1]. On voit que, si Servet n’eût pas été brûlé par les protestans, il n’eût pas manqué de l’être par les catholiques.

La mort de Servet donna beaucoup de force à Calvin. Il fut constaté que la réforme ne reculait pas devant des exécutions sanglantes ; elle avait un auto-da-fé. Elle justifiait de sa foi par des actes et ne laissait pas l’église romaine châtier seule les ennemis de Dieu. Ses partisans s’enhardirent et ses adversaires furent réduits au silence. Calvin, se sentant porté par le flot de l’opinion, voulut mettre à son œuvre le dernier sceau ; après avoir brûlé Servet, il le réfuta encore une fois, et dans le même ouvrage il soutint qu’il était légitime de mettre à mort les hérétiques. Il donnait une sorte de consultation sur un procès consommé. Servet était un hérétique, et des plus damnables ; voilà le point de fait. C’est avec justice que les hérétiques sont punis du dernier supplice, voilà le point de droit. On peut juger si Calvin sut rendre triomphante une argumentation aussi claire et aussi simple. En développant cette thèse, Calvin ne faisait qu’exprimer les principes et les passions de son temps, et il pouvait être sans remords, puisque autour de lui on n’en avait pas. Les sentimens qui semblent les plus naturels disparaissent à certaines époques de la conscience humaine, et il arrive qu’à force de raffinemens dans les idées religieuses ou politiques, l’homme retourne à la barbarie.

Durant les dix dernières années de sa vie, Calvin jouit d’un pouvoir incontesté. Jusqu’alors il avait un peu ressemblé à ces papes du moyen-âge qui se voyaient souvent assaillis par des rébellions domestiques, pendant qu’au dehors leur nom était formidable et révéré. Mais enfin le peuple retira tout appui à ses adversaires ; les uns quittèrent volontairement Genève, les autres furent frappés du bannissement ou de la peine capitale. Quand Calvin mourut, la république

  1. De Circumcisione, p. 450.