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DU ROMAN DANS L’EUROPE MODERNE.

ses masques, qui sont la réduction de l’humanité à de certains types généraux. Arlequin n’est pas un homme, c’est le dieu symbolique de la malice, de l’étourderie et de la gaieté. Cassandre exprime la décrépitude ; Truffaldin, l’avarice ; le capitan Spavento, la forfanterie. C’est la même synthèse qui, chez les anciens fils du Midi, créait Dave, le représentant de la servitude intrigante, et Gnathon, le symbole du parasitisme. Le Midi tout entier est fidèle à cette tradition. Le beau roman de Cervantes est-il autre chose ? Ses pages, étincelantes de verve et de raison, offrent-elles ces diversités de caractères qui constituent le fond commun du roman septentrional ? Non. Y trouve-t-on cet emploi de l’analyse septentrionale qui, de nos jours, se tourne en abus ? Non. Là règnent encore deux êtres symboliques : Sancho, le corps qui se ménage, et Don Quichotte, l’ame qui court à son héroïque danger.

La même trace éclate dans toute la littérature espagnole et italienne. Elle ne moralise point par des exemples individuels, mais par des axiomes généraux. Elle ne peint jamais des individus isolés, mais des êtres qui représentent des espèces. Dans les drames de Calderon, quel est le père qui ne ressemble pas à tous les pères, le viejo (vieux) qui ne ressemble pas à tous les vieux, le galan (amoureux) qui n’est pas jeté dans le moule de tous les amoureux, la dama qui s’écarte de son rôle de dame ? Le théâtre espagnol a cherché la variété dans les chances de la fortune et de la passion (lances de fortuna e de amor), non dans les diversités des caractères. Ouvrez Shakspeare, au contraire ; vous y trouverez plus de trente variétés de la vieillesse ; le vieux Lear, sublime, tendre et fou ; le vieux Polonius, sage, axiomatique et stupide ; le vieux Holoferne, pédant, concis et moquable ; le vieux Capulet, ardent, altier et querelleur ; ainsi de suite jusqu’au bout du monde des vieillards, monde inépuisable comme le sont les combinaisons des caractères et des idées. Au Midi, rien de tel. Si Dante s’avise de représenter ses contemporains sous leurs plus hideuses couleurs, il les groupe par classes de vices dans ses Malebolge, compartimens symboliques. Jamais les peuples du Nord ne se sont accommodés des types généraux ; jamais ceux du Midi n’ont accepté la finesse subtile de l’analyse détaillée. Le roman de Richardson et de Sterne a vainement passé du Nord au Midi ; sous cet ardent soleil, il n’a rien produit de complet : les masques italiens, souvent transférés dans le Nord, ne s’y sont jamais acclimatés.

Pourquoi cette manière spéciale de considérer l’humanité appartient-elle aux modernes et aux gens du Nord ? Pourquoi les anciens