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Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/618

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REVUE DES DEUX MONDES.

entre les rideaux à demi baissés, comme un tableau au milieu d’un cadre de velours ; mais il y avait encore plus de surprise que d’admiration dans cette vive impression. Celle qu’il venait d’apercevoir était l’original du portrait qu’il avait admiré dans la chambre de la marquise ; la jeune femme et la charmante déité avaient les mêmes traits, le même sourire, le même regard vif et velouté. Elles ne différaient que par le costume ; au lieu de la draperie bleue qui flottait sur les épaules de Pomone, la dame portait une robe de taffetas gris-perle, et un grand fichu de gaze retenu par des nœuds de rubans noirs.

— Ma fille, je vous présente M. de Tuzel, dit la marquise ; il est le proche parent d’un ancien ami de notre famille, et il acceptera, j’espère, l’invitation que je lui ai faite de venir souvent à Froidefont. — Monsieur, ajouta-t-elle en se tournant vers Estève et en lui présentant du geste la jeune femme, qui s’inclina avec une profonde révérence, — ma petite-fille, Mme la comtesse de Champreux.

— Nous menons ici une vie fort retirée, dit la comtesse, et vraiment, monsieur, si vous acceptez l’invitation de ma mère, nous vous devrons quelque reconnaissance.

Il n’y avait sans doute au fond de ces paroles qu’une politesse indifférente, mais le sourire qui les accompagnait était si gracieux, si doux, qu’Estève se sentit troublé jusqu’au fond de l’ame, et qu’il put à peine trouver quelques mots de remerciement. En ce moment, deux ou trois vieilles femmes entrèrent dans le salon ; c’étaient des amies de la marquise, momentanément installées au château. Au bout de cinq minutes, ce petit cercle entourait une table de jeu. La comtesse était retournée à sa tapisserie ; Estève s’assit à quelques pas d’elle, derrière le fauteuil de la marquise, et tenta de s’intéresser aux chances d’un reversi très animé ; malheureusement, il connaissait à peine les cartes, et il ne pouvait guère prendre part aux vicissitudes d’un quinola. La jeune femme observait à la dérobée sa physionomie mélancolique, sa contenance timide, embarrassée même, et, supposant qu’il n’osait lui adresser la parole, elle prit l’initiative avec une adorable bonté :

— Monsieur, lui dit-elle en souriant et sans lever les yeux de sa broderie, je vous avais bien averti qu’en acceptant l’invitation de ma mère, vous nous feriez un sacrifice. Nos plaisirs sont fort peu de chose, comme vous voyez ; mon deuil m’empêche de recevoir beaucoup de monde, et les amis assez dévoués pour venir dans une