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REVUE. — CHRONIQUE.

complexes de Pauline et de Chimène, par exemple. Ariane est possédée d’un sentiment unique ; elle est tout entière à l’amour ; ici tout est clair et simple, il n’y a ni indécision, ni énigme, ni partage de sentimens ; l’actrice, le public, la critique même, ne peuvent en rien se méprendre. Ariane aime, et on l’abandonne ; aucune subtilité ne peut compliquer ni obscurcir une situation si simple et si pathétique.

Je me trompe pourtant ; la critique, dont la tâche est de tout comparer, mais qui doit prendre garde de tout confondre, a cru voir dans Ariane abandonnée par Thésée la contre-épreuve d’Hermione délaissée par Pyrrhus ; elle a cru voir dans les deux pièces une seule et même situation, un développement de sentimens identiques, enfin un même rôle, ou plutôt un même thème, rempli d’un côté par le plus parfait des poètes, de l’autre par un versificateur médiocre. La conclusion se devine : la reprise d’Ariane était inutile ; ce rôle où, depuis la Champmeslé, toutes les grandes actrices ont laissé un souvenir, n’ajoute rien au répertoire de Mlle Rachel ; c’est encore et toujours Hermione. Il est impossible, à notre avis, de faire un rapprochement plus inexact. Jamais deux femmes trahies et abandonnées n’ont exprimé une douleur aussi dissemblable. C’est que les circonstances et les caractères diffèrent ici profondément. Hermione a été envoyée par son père à la cour de Pyrrhus ; elle y est venue chercher un époux et aussi un trône : l’orgueil de la fille de Ménélas n’est pas moins cruellement blessé que son cœur. La fille de Minos, au contraire, fuit avec Thésée le ressentiment de son père. Pour Ariane, il ne s’agit pas d’une couronne ; il s’agit de conserver le cœur de celui à qui elle a tout sacrifié. Hermione, dès qu’elle est assurée de son affront, ne respire plus que la vengeance ; il lui faut le sang de Pyrrhus. Ariane ne sent rien de pareil. Quand elle ne peut plus se faire illusion sur son malheur, elle n’a recours qu’aux larmes ; dans son plus grand emportement, ce ne sont pas les jours de Thésée, c’est la vie de sa rivale inconnue qu’elle menace. Hermione et Ariane n’ont donc, en réalité, aucune ressemblance ; ce sont deux figures tragiques entièrement distinctes, et Mlle Rachel vient bien véritablement d’enrichir son répertoire d’un rôle entièrement nouveau. Il est impossible de rendre avec plus d’art les nuances si délicates et si nombreuses dont il se compose : d’abord cette confiance si entière et si profonde qu’ébranle à peine l’évidence du refroidissement, puis les premières angoisses du doute, suivies des douleurs de la certitude, et enfin le désespoir de se voir abandonnée sur une terre étrangère par ce qu’elle a le plus aimé, par son amant et par sa sœur. Mlle Rachel a exprimé toutes ces gradations douloureuses avec une admirable justesse.

Il ne faut pas parler des autres personnages de la pièce. Le roi de Naxe n’échappe au ridicule que par le talent de l’acteur. Thésée et Pirithoüs sont tout ce qu’ils peuvent être, et ne peuvent malheureusement qu’être fort ennuyeux. J’ai bien souvent regretté en lisant ou en voyant jouer cette pièce, dont la donnée est si tragique et si touchante, plus touchante même que la Didon de Virgile, comme l’a si bien montré Voltaire ; j’ai, dis-je, bien souvent regretté