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— Vous êtes trop jeune pour prendre si peu de souci de l’avenir, reprit Mlle de La Rabodière ; quelque jour, votre oisiveté vous pèsera ; après avoir gaspillé votre activité, l’énergie de votre esprit, vous regretterez de n’avoir pas donné un but utile à vos fatigues. Alors vous aurez la volonté, mais les forces manqueront.

— Hélas ! je suis déjà las et à bout de toutes mes forces, murmura Estève.

Mlle de La Rabodière le regarda d’un air affectueux et touché qui semblait solliciter une plus entière confiance. Il le comprit, et continua d’une voix triste :

— Ma vie jusqu’ici s’est misérablement consumée dans des luttes contre les évènemens, contre moi-même. Aujourd’hui tout cela est fini ; mais je suis à jamais brisé. Tout le bonheur que je peux espérer encore, c’est le repos, le repos dans la solitude où j’irai me réfugier et cacher le reste de ma vie.

— Vous abandonneriez ainsi le monde !

— Aucun intérêt ne m’y retient, répondit-il avec effort.

En ce moment, comme si son cœur eût involontairement protesté contre ses paroles, il leva les yeux sur Mme de Champreux. Elle avait fait le même mouvement, et leurs regards se rencontrèrent. Estève tressaillit intérieurement ; ce regard, qui avait plongé dans le sien, rayonnant et rapide comme l’éclair, avait une expression mélancolique, presque douloureuse. Cette scène muette n’eut que la durée de quelques secondes : avant que Mlle de La Rabodière eût pu s’apercevoir du mouvement de la comtesse, celle-ci avait repris son travail et brodait activement, le visage penché sur le métier ; mais ses mains étaient tremblantes, et il semblait qu’un incarnat plus vif animait la blancheur transparente de son teint. Estève avait aussi baissé les yeux ; il était pâle et troublé comme un homme qui, en proie à quelque hallucination étrange, a la conscience de son erreur et s’efforce de ressaisir la réalité.

Il y eut un moment de silence ; mais Mlle de La Rabodière, qu’animait une bonne volonté obstinée, reprit l’entretien.

— Est-il donc si difficile à un homme qui possède vos avantages de se créer des intérêts, des liens dans le monde ? dit-elle. Vous n’avez point de famille ; eh bien ! il faudrait en trouver une, il faudrait vous marier.

— Moi ! s’écria Estève avec un air d’étonnement et d’effroi qui fit sourire la demoiselle de compagnie.

— Allons, continua-t-elle gaiement, il paraît que cela gagne ; c’est