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Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/782

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s’il voulait passer en Amérique pour y exercer quelque haut emploi. Si j’osais me permettre un conseil, je dirais que cette carrière est belle et honorable.

— Ah ! madame, interrompit Mlle de La Rabodière d’un ton à moitié fâché, que vous a donc fait M. de Tuzel pour que vous vouliez l’envoyer ainsi à l’autre bout du monde ? — Refusez, ajouta-t-elle en se tournant vers Estève ; refusez-donc, monsieur !

— Oui, mais je n’en rends pas moins grace à madame la comtesse, qui a daigné un instant s’occuper de moi, répondit-il, navré de cette marque d’intérêt, qui était au fond une preuve si évidente d’indifférence. La fortune que j’ai me suffit, poursuivit-il, pressé d’épuiser ce pénible sujet d’entretien : j’ai ce qu’on appelle un sort indépendant, et je ne tenterai pas d’acquérir des biens qui n’ajouteraient rien à mes satisfactions ; mais je n’en emploierai pas moins ce que j’ai de force et d’activité. Dans quelques mois, dans quelques semaines peut-être, j’entreprendrai un long voyage, et un jour, si je vis, je reviendrai vous donner des nouvelles de ce pays que madame la marquise appelle la république des Hurons.

Quelques jours s’écoulèrent encore. Estève reparla de ses projets de départ, mais la marquise n’y voulut rien entendre. Elle s’était accoutumée à la présence de ce beau jeune homme, qu’elle avait créé son chevalier d’honneur ; elle aimait sa tournure d’esprit, ses manières simples et dignes, son caractère, et, par une sorte d’égoïsme affectueux, elle voulait le retenir jusqu’au jour où elle quitterait elle-même Froidefont.

Mme de Champreux avait insensiblement amené ses relations avec Estève aux termes les plus mesurés : elle le traitait avec cette réserve, cette froide douceur, qui ne donnent aucune prise ; mais elle était d’ailleurs d’une politesse si exacte, d’une humeur si parfaitement égale, qu’Estève ne put craindre un seul moment que sa présence à Froidefont lui fût importune. Il pensa que les sentimens de la comtesse pour lui n’allaient pas au-delà de l’estime la plus indifférente, et, comme il n’avait jamais espéré davantage, son cœur n’en souffrit pas. Le principe de toutes les félicités que lui donnait son amour était dans cet amour même, dans son adoration pour cette femme dont le regard doux et distrait s’arrêtait si rarement sur lui. Il ne cherchait pas à lui parler, il fuyait même les occasions de se rapprocher d’elle ; tout son bonheur consistait dans une contemplation humble et silencieuse. Le soir, au salon, il évitait de se mêler au groupe qui l’entourait. Lorsqu’il n’y avait point d’étrangers au