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Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/879

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MORALISTES DE LA FRANCE.

parle guère, il ne serait pas si difficile qu’on le croit de se permettre de tout dire, pourvu que l’on consentît en revanche à permettre d’y tout penser. » On est très prompt, en effet, à y penser beaucoup de choses. Don Alphonse a eu le bonheur, dans une chasse, de sauver la vie de la reine ; elle lui en a témoigné sa reconnaissance avec une vivacité qui est sortie une fois de l’étiquette, et voilà dès-lors qu’on le suppose amoureux et favorisé. Il est de l’intérêt et de la politique du ministre qu’on le croie, et qu’Alphonse au moins s’y prête. L’art léger avec lequel l’habile patron essaie de lui en inoculer l’idée, l’espèce de négligence qu’il met à lui en apprendre, comme par hasard, la nouvelle courante ; le premier mouvement d’Alphonse qui regimbe, qui va s’indigner, et qui, pourtant, peu à peu gagné par l’esprit de son rôle, s’y soumet presque ; ce sont là des points savamment touchés. Ce premier ministre, dans tout le roman, reste aussi honnête homme qu’il sied, en se montrant aussi contraire au sentiment et au romanesque qu’il est nécessaire. On devine, pour une foule de scènes et pour un certain fond permanent, combien M. de Talleyrand a posé, et la peinture, extrêmement reconnaissable, peut sembler en général adoucie plutôt que déguisée par l’amitié. Cette figure impassible, trop habile pour trahir même son triomphe, ce ton demi-railleur, demi-bienveillant, qui lui est assez habituel, cette douceur qui est peut-être une ruse de plus, voilà bien des traits de signalement qui ne se rapportent qu’à lui. L’auteur est loin de refuser au ministre espagnol toute qualité affectueuse : « Nous nous trompons souvent dans nos jugemens, quand nous penchons trop à supposer qu’un homme est tout-à-fait, est complètement ce qu’il est beaucoup. La nature n’a pas cette unité, et, parce que la vie de la cour et la pratique de ses intrigues auront émoussé les facultés sensibles de tel personnage, il ne faut pas conclure pourtant qu’elles soient entièrement détruites. » — Un jour, après un dîner d’apparat chez ce ministre, la conversation se soutient avec un remarquable intérêt : « Chose assez étrange (dit l’un des personnages du roman), grace à la liberté d’esprit dont le ministre donnait l’exemple à tous, ses conviés diplomatiques n’avaient point l’air de s’étudier à ne prononcer que des paroles qui n’eussent aucun sens. J’en fis la remarque au duc quand, vers le soir, tout son monde l’eut quitté : « Je pense, m’a-t-il répondu, que c’est un signe de médiocrité, autant que de dédain, chez un homme d’état, que de ne pas permettre qu’aucune question sérieuse soit traitée devant lui. Il existe des notions importantes qu’on ne peut acquérir que par la conversation. Il suffit de savoir résister