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LE MONDE GRÉCO-SLAVE.

VI.

Quatre millions et demi d’Européens, quelque barbares qu’on les suppose, ne sont pas indignes de fixer l’attention des hommes politiques, surtout si on réfléchit que, maîtres du Balkan, ils pourraient fermer à toute l’Europe le chemin de Constantinople. Il n’est donc pas inutile de rechercher quel peut être leur avenir, de montrer quels sentimens animent les puissances voisines des Bulgares à l’égard de cette nation opprimée, d’indiquer enfin quelle doit être, dans ces contrées, la politique de la France.

Il est difficile de préciser quel sera l’avenir du peuple bulgare ; ce qu’il y a de sûr, c’est que, depuis 1780 jusqu’à nos jours, sa confiance en lui-même n’a pas cessé de croître et de s’affermir. L’amour de la paix enlève seul à ses insurrections ce caractère d’exaltation tragique qui rend si formidables les révoltes serbes, albanaises et grecques. Le Bulgare est, pour ainsi dire, le Jacques Bonhomme de l’empire d’Orient ; ses guerres contre les spahis rappellent les jacqueries de nos paysans du moyen-âge contre leurs nobles. Aussi, de tous les Gréco-Slaves, les Bulgares sont ceux qui inspirent aux Turcs le moins de crainte, et par là même le moins de respect. Un homme distingué de cette nation, celui qu’on pourrait nommer le père de la jeunesse bulgare, le restaurateur de la langue nationale, me disait d’un ton désespéré : Non, mes compatriotes n’aiment pas leur patrie ; quand ils t’assurent qu’ils veulent se dévouer pour elle, ils mentent ; ils ne vivent que pour leurs familles et leurs jardins. Bien qu’il y eût de l’exagération dans cette douleur, il reste vrai que la nationalité bulgare ne pourra de long-temps encore être regardée comme mûre pour l’indépendance ; ce qui l’élève, c’est la chute de ses maîtres. Il faut le dire, l’abaissement de ces fiers Osmanlis est tel, que j’en ai vu plusieurs, dans les mehanas, lécher l’assiette du Bulgare, après qu’il avait mangé, sans qu’une telle humiliation eût même l’excuse de la misère.

En admettant donc que la Bulgarie reste long-temps simple province, mais que ses insurrections continuent comme par le passé, il n’importe pas moins d’examiner quels sont dans la question bulgare les intérêts permanens de la Russie, de l’Angleterre, de l’Autriche et de la France.