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LITTÉRATURE ANGLAISE.

tianus ou Numantianus. Un savant français fort accrédité l’appelait récemment Rutilius de Numance ; bévue aussi bizarre que la métamorphose des mots Terentianus Maurus, devenus le Maure de Térence sous la plume d’un érudit du XVIe siècle. Où ce Rutilius était-il né ? On l’ignore. C’était un Gaulois, la tradition ne s’explique pas plus clairement là-dessus ; elle le dit fils de la Gaule romaine, espèce de Rome plus pâle qui mêlait une demi-lueur grecque à son érudition latine et à sa souplesse natale. Comme Ausone et Sidoine Apollinaire, Rutilius est homme d’esprit ; vieux caractère gaulois, que l’invasion franque n’a pas effacé, et qui date du berceau de la Gaule. Comme eux, c’est un bel-esprit ; autre caractère français qui ne s’est jamais éteint non plus, et qui rapproche, par la vieille communauté d’un défaut national et indélébile, les noms de Dorat, de Voiture, de Crétin et d’Ausone. Rutilius est touchant et puéril, il est ingénieux et doux, il a des expressions charmantes et des graces presque enfantines. Il est un peu vain, parle souvent des dignités paternelles, des offices que lui-même a remplis, de ses charges de cour, de ses amis nombreux, de ses études, de ses voyages, de ses chasses, de ses travaux et de sa gloire. Cette aimable personnalité causeuse ne dégénère jamais en égoïsme, et se relève par mille traits délicats et ingénieux qui plaisent et qui attachent. Ses larmes coulent (gaudia mœsta) avec une « triste joie, » quand il voit la statue de son père, ancien magistrat de Pise, s’élever au milieu du forum de cette ville ; « gaudia mœsta, » expression un peu prétentieuse, un peu coquette, un peu maniérée, mais élégamment pathétique, et qui donne une fort juste idée de son genre d’esprit, et du ton qu’il prête à sa pensée comme à son émotion. Il pleure, non quand il abandonne sa vraie patrie, non quand il s’éloigne de la Gaule, mais au moment où il va la revoir. Il pleure parce qu’il va quitter sa Rome païenne, la belle Rome, les théâtres qui retentissent de cris joyeux, les danses voluptueuses et les toges des vénérables pères, et les statues d’or et de marbre, et les festins, et ses amis nouveaux au beau langage et aux mœurs élégantes.

Le chagrin du Gaulois, sevré des plaisirs romains, forcé de retourner à ses champs qui l’appellent,

....Gallica rura vocant

est si vif, que l’on en est touché. On oublie son peu de patriotisme, et l’on sympathise avec sa reconnaissance envers Rome. Sur sa route, tout ce qui lui rappelle ce paganisme brillant dont il vient d’habiter le