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Par malheur, cette terre bénie est habitée par des peuplades presque aussi barbares que les tribus de la Nouvelle-Zélande. Le vol nocturne, la piraterie de grands chemins, constituent leur industrie favorite, et ils l’exercent avec une ardeur particulière quand ils ont affaire à des voyageurs de race franque. Un détachement de cavalerie au service de l’empereur de Maroc venant à rencontrer la caravane, les soldats qui en faisaient partie manifestèrent la plus grande surprise de ce que des chrétiens avaient osé s’aventurer dans cette partie du pays.

Un matin, notre voyageur resta émerveillé à l’aspect d’une montagne dont la cime était d’un gris assez foncé, mais dont les flancs réverbéraient le soleil d’Afrique avec le même éclat que s’ils eussent été couverts de neige. Ce fut d’abord, — tout invraisemblable qu’elle pût être, — la supposition à laquelle s’arrêta le colonel. Néanmoins, en y regardant de plus près, il se convainquit de son erreur. La prétendue neige était du sel fossile, qui formait la plus grande partie de la montagne et se montrait à nu, çà et là, par couches de deux à trois cents yards d’étendue.

« Nous traversâmes aussi, continue le colonel, une grande rivière appelée la Rivière lactée (Milky River), dont le courant a toute l’impétuosité des torrens de montagnes. Alors à son jusant le plus bas, elle n’avait guère que douze yards de large, mais tout ce que nos chevaux pouvaient faire était de tenir pied contre le courant. Cette rivière se jette dans la Rio Salada, la plus considérable de toutes celles qui arrosent l’est du Maroc, à soixante milles environ de la ville espagnole de Melillah.

« Sur une hauteur assez voisine de la rivière en question, nous trouvâmes plusieurs tas de pierres élevés à main d’homme. C’étaient, au dire de nos copatras, les tombes de ceux qui avaient été tués en se défendant contre les bandits. Ceci nous fit songer à l’emploi fréquent de ces memento mori dans toute l’Espagne, mais surtout en Andalousie, où les traditions moresques se sont conservées plus fidèlement que partout ailleurs. Beaucoup de familles andalouses descendent de ces Arabes que l’édit d’expulsion força d’embrasser la foi catholique, à l’époque où près de quatre-vingt mille mahométans, plus courageux et plus attachés à leur culte, abandonnèrent le pays conquis par leurs aïeux. Sur la côte et aux environs de Tunis, les descendans de ceux qui regagnèrent ainsi le continent africain conservent encore, dit-on, les clés des maisons que leurs ancêtres possédaient en Espagne. Ils ne doutent pas, impassibles dans leurs espérances fatalistes, qu’un jour ne vienne où, traversant de nouveau la mer, ils iront replacer le croissant du prophète sur les dômes de l’Alhambra, tout exprès sauvé de la ruine. »

La caravane fit quelque séjour à Taasa, ce qui nous donne derechef occasion d’admirer le sans-façon avec lequel M. Mannucci traitait ses hôtes. Mal logé tout d’abord, ce fut à coups de poing qu’il obtint un gîte plus convenable.

« La maison qu’il nous procura ainsi n’avait rien de fort élégant, mais elle valait infiniment mieux que la première dont on nous avait pourvus, et c’était,