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tribu dont ce malheureux faisait partie a offert deux mille dollars pour sa rançon, qui a été dédaigneusement refusée. Après avoir marmotté son credo et remarqué d’un air assez indifférent que c’était là un vrai supplice de chien, il s’est laissé passer la corde au cou, et hisser à un poteau d’environ huit pieds. Au bout de deux heures, on a descendu le cadavre, et il a été placé sur ses jambes entre deux poteaux fichés en terre à trois pieds l’un de l’autre, à chacun desquels on a lié l’un de ses bras. Il pourrira ainsi, triste épouvantail pour ceux qui seraient tentés de l’imiter…

« La femme que nous avons prise à notre service lavait l’autre jour notre linge à la rivière. Une petite fille de huit ans, nommée Sabia, vint rôder autour d’elle et lui vola deux chemises ; mais elle les cacha si mal, qu’un des kilb (chien ou chrétien, ces deux mots sont synonymes) les découvrit et les lui reprit. Elle ne se découragea pas et, revenant à la charge, escamota derechef une paire de bas qu’elle glissa sous son haïk. Le bout, par malheur, resta exposé aux regards et la trahit. Cette fois, le chien lui appliqua un bon soufflet. — Pauvre fille, dit alors la blanchisseuse volée à la mère de Sabia, elle est encore bien jeune ; avec le temps, elle deviendra plus habile. Seulement, vous devriez la battre fort et ferme toutes les fois qu’elle se laisse prendre. C’est le seul moyen de la rendre avisée et prudente. — C’est ce que j’aurais fait, répliqua la vieille femme, mais elle a réparé en quelque façon sa bévue en enlevant à belles dents, tandis qu’elles séchaient, les boutons de leurs chemises. » Ce propos m’étant rapporté, je visitai mon linge et pus m’assurer que la sorcière avait dit vrai. Pas une seule chemise n’avait échappé aux ravages de cette petite souris africaine…

« L’approche des Français avait mis toute la ville en rumeur. Déjà, la veille au soir, le kaïd et Muley-Tijeb avaient fait publier des ordres en vertu desquels tous les habitans devaient se préparer à faire une seconde visite au désert, et se tenir constamment sous les armes. En conséquence, tous ceux qui parurent au marché avaient leurs fusils en bandoulière, et l’évènement justifia ces précautions. Vers huit heures du matin, près de deux mille Arabes étaient assemblés sur la sota. Un homme de la tribu d’El-Harar se saisit d’un panier de souliers appartenant à un marchand de la ville. Ce premier vol devait être le signal d’un pillage général que ces brigands avaient résolu et que rien n’aurait pu empêcher, si une résistance déterminée n’avait tout d’abord déjoué leur infâme projet. Mais le cordonnier marocain, homme de tête et de cœur, prouva que le ne sutor ultrà crepidam ne lui était pas applicable ; car, sans hésiter, il tira un pistolet de sa ceinture, et du premier coup étendit à ses pieds l’impudent agresseur. Un combat pêle-mêle commença tout aussitôt. Les balles sifflaient dans toutes les directions, et, le tumulte se propageant de rue en rue, nous avions de la fusillade à gusto, comme disent les Espagnols. Au milieu de ce désordre dont j’ignorais la cause, je demeurai quelque temps stupéfait, car je ne savais sur quel parti frapper ; mais, au bout de quelques minutes, les gens de la campagne, qui